Rationalité, vérité & démocratie

1984 en images

Réflexions sur 4 versions graphiques

Jean-Jacques Rosat (février 2021)

La toute récente entrée de 1984 dans le domaine public n’a pas libéré seulement l’énergie des traducteurs. Les dessinateurs et leurs scénaristes sont entrés dans la danse. Pas moins de quatre versions graphiques ont surgi en trois mois. Classique du xxe siècle et œuvre-culte, récit réaliste et vision de cauchemar, tableau d’un futur possible qui n’est offert au lecteur que pour qu’il l’empêche d’advenir, 1984 invite à la mise en images[1].

Il pose, cependant, aux bédéistes un problème particulier et délicat : bien qu’il soit écrit à la 3ème personne, le lecteur y est placé, de la première à la dernière phrase, dans la tête de Winston, le personnage central. C’est à travers son regard qu’il découvre le monde de 1984, à travers ses pensées qu’il le comprend, et en le suivant comme dans son dos qu’il s’y déplace. 1984 est écrit tout entier selon les techniques de la focalisation interne. Il y a, pour employer le vocabulaire de Dorrit Cohn, « convergence » entre la voix du narrateur et celle du héros jusqu’à la fusion presque totale entre eux[2]. Mais dans un récit par l’image, cette convergence des points de vue est impossible : sauf quand il s’agit d’images mentales (rêves ou souvenirs), le dessinateur n’est jamais dans la tête du héros. Quand Winston écrit à son bureau, c’est depuis un certain point de l’espace et sous un certain angle qu’il le représente ; et quand le personnage souffre sous la torture, il regarde son visage et dessine un rictus.

Or le choix de la focalisation interne, et de la fusion qu’elle produit entre les points de vue du héros, du narrateur et du lecteur est au cœur du projet indissociablement littéraire et politique d’Orwell. Son intention est triple.

[1] Faire prendre conscience à ses lecteurs, qui vivent depuis des générations dans une démocratie – certes loin d’être parfaite, mais foncièrement libérale –, de l’abime qui sépare les univers totalitaires du leur, en les immergeant en imagination dans l’un d’entre eux par le truchement d’un de ses habitants qui cherche obstinément à en comprendre le ‘comment’ et le ‘pourquoi’. L’idée que les États démocratiques feraient peser sur leurs citoyens des formes de contrainte tout à fait analogues à celles des États totalitaires et qu’il n’y aurait entre eux, tout au plus, que des différences de degrés, est une des celles qu’Orwell n’a cessé de combattre avec détermination et énergie à partir de 1941.

[2] Faire éprouver au lecteur toute la gamme des émotions et des états mentaux par lesquels passe un être humain quand ses mots, ses gestes et jusqu’à ses pensées sont contrôlés en permanence par un pouvoir qui, à tout instant, a droit de vie et de mort sur lui. Orwell a construit toute sa pensée sur des expériences politiques qu’il a personnellement vécues et qu’il a racontées, des expériences de domination ou de fraternité (la Birmanie, la dèche, Wigan, la Catalogne). Cette fois, il veut faire vivre à son lecteur l’expérience de la domination totale et de la dépossession de soi par un pouvoir absolu.

[3] Enfin, faire comprendre de l’intérieur à son lecteur les deux métamorphoses successives de Winston : son auto-éducation morale, sentimentale et politique dans les deux premières parties ; sa rééducation (en réalité, sa destruction) par O’Brien dans la troisième. À la toute dernière page du roman, le narrateur se détache de son héros et le regarde pour la première fois de l’extérieur : l’esprit de celui-ci appartient désormais tout entier au Parti, aucune convergence n’est plus possible. Là meurt la littérature[3].

Conscients du problème, Xavier Coste et le tandem Derrien-Torregrossa ont, dans leurs versions respectives, fait basculer le récit à la première personne (du moins dans les deux premières parties –pour les séances de torture, ce n’était plus possible) afin de favoriser l’identification au héros. Mais cela ne suffit évidemment pas. C’est par les images elles-mêmes, leur mise en page et leur articulation avec des éléments de texte tirés du roman que les bédéistes doivent relever le défi : immerger le lecteur dans l’univers de 1984 et lui faire ressentir ce que vit le héros.

Est-ce pour avoir trop soumis ses images aux phrases du livre, et son propre découpage à celui du roman ? Le dessinateur Fido Nesti n’y est pas vraiment parvenu. Son travail est pourtant impressionnant. Il a commencé par élaguer le roman pour en tirer une version abrégée, qui conserve un bon tiers du texte (c’est considérable !) et sa division en chapitres. Sa version graphique n’est pas une adaptation : le texte est bien celui d’Orwell, dans la traduction de Josée Kamoun. (Par un arrangement avec Gallimard, les éditions Grasset ont pu faire paraître cette version trois mois avant les autres, s’assurant ainsi un facile succès commercial.) Ensuite, il a inscrit chaque phrase dans le haut d’un cartouche, dans lequel il a dessiné une image qui lui correspond. Les vignettes – ainsi constituées chacune d’une phrase et d’une image – sont le plus souvent du même petit format et réparties sur un gaufrier symétrique : neuf cases par page. Dans un tel dispositif, les images ne racontent pas : elles illustrent un texte qui se suffit à lui-même ; et elles s’y accrochent phrase par phrase alors qu’il est continu. Il en résulte que le lecteur est contraint à un curieux va-et-vient : à chaque fin de phrase, il doit regarder l’image correspondante, rompant ainsi la continuité du texte … qu’il il doit renouer aussitôt quand il passe à la phrase suivante. Les épisodes s’enchaînent, respectant la chronologie du roman, mais (sauf peut-être ceux de torture) aucun n’est rendu saillant ; et comme ils sont tous à égalité, le récit est sans rythme, ni ligne directrice. Aucun visage n’est marquant, même celui de Big Brother, comme s’ils étaient anonymes. Certes, le monde environnant (rues, immeubles, bureaux, cantine, appartements) est sordide et glauque, ce qui est fidèle au roman, et les espaces où vivent les protagonistes sont aussi étroits et serrés que les vignettes du livre. C’est un univers gris et grinçant. Mais il reste étranger. Le lecteur n’y est pas pris, englouti. Il n’a simplement aucune envie d’y entrer.

Ayant opté pour un format court (120 pages, moitié moins que les autres versions), Jean-Christophe Derrien et Rémi Torregrossa ont choisi de se concentrer sur l’intrigue, particulièrement sur la relation entre Winston et Julia. Dans cette version, 1984 devient l’histoire d’un homme et d’une femme qui luttent sans espoir pour vivre librement leur amour face à un système politique despotique, ennemi du sexe et de toute intimité, qui les entrave à chaque instant et finira par les détruire en usant des moyens les plus cruels et les plus ignominieux. Le récit est rythmé, bien conduit ; le trait, précis ; l’articulation entre bulles et image, claire et efficace. Les planches sont d’un beau noir et blanc. Lors de la première étreinte dans la clairière, les couleurs surgissent et, comme dans le roman, Julia peut dénouer sa ceinture rouge de la ligue anti-sexe et la jeter au loin dans un geste iconique et libérateur. Le personnage d’O’Brien surprend. C’est bien « un grand gaillard à la forte carrure », comme le décrit le roman, et « sa silhouette est impressionnante ». Mais, curieusement, il porte une barbe épaisse et il a moins les allures « un gentilhomme du xviiie siècle offrant sa tabatière » que celles du prophète décomplexé d’une nouvelle religion ésotérique. Renseignement pris, il a pour modèle le grand acteur Donald Sutherland dans son incarnation du président Snow, le tyran cruel, manipulateur et sanguinaire de Hunger Games (2012-2015). Cette série de quatre films-culte est elle-même l’adaptation cinématographique d’une trilogie romanesque – une fantasy dystopique signée Suzanne Collins, qui porte le même nom (2008-2010) et que tous les adolescents aujourd’hui ont lue. Quant au visage de Big Brother, qui vous regarde en quatrième de couverture, il ressemble à s’y méprendre à celui d’un autre despote, Adam Sutter, qui exerce son pouvoir maléfique dans un autre film-culte, V for vendetta (2006), une fantasy dystopique également. Quand on saura que le personnage d’Adam Sutter y est incarné par le même John Hurt qui, vingt-deux ans plus tôt était … Winston dans l’adaptation cinématographique de 1984 réalisée par Michael Redford, on commencera à prendre la mesure de ce que sont les jeux de l’interniconicité autour de 1984. Le roman d’Orwell a eu dans la littérature mondiale une multitude de descendants, qui ont eux-mêmes engendré des films, dont les bédéistes de 1984 tirent aujourd’hui quelques-unes de leurs images les plus saillantes. La boucle est bouclée[4]. Et c’est évidemment pour le public de ces livres et de ces films que cette version, intelligente et attachante, a été conçue – une belle entrée dans l’univers de ce roman.

Xavier Coste a structuré son récit autour du conflit entre l’individu et la toute-puissance d’un État qui l’asphyxie avant de le détruire. Pour faire ressentir au lecteur les expériences intérieures que vit son héros aux différentes phases de cet affrontement, il déroule une succession d’ambiances et d’atmosphères qu’il crée en attachant souplement à chaque épisode un décor et un coloris. Dans les espaces publics et bureaucratiques, règne une architecture moderniste typique des années 1960, associée à des fonds jaune : vastes halls avec leurs ascenseurs de verre suspendus, esplanades venteuses où des cohortes de fonctionnaires se croisent sans se regarder, couloirs et escalators interminables. Quand les hélicoptères balaient les façades avec les faisceaux de leurs projecteurs, quand se déchainent les minutes de la Haine, et dans les caves du ministère de l’Amour où l’on cogne sans relâche, un bleu sombre se mêle au gris. Pour protéger leur relation et leur intimité, Winston et Julia n’ont qu’un arbre au pied duquel ils font l’amour, les ruines d’une église bombardée où ils se parlent pendant des heures, et une pauvre mansarde où ils abritent leurs corps nus et frêles – tous également coloriés d’un bordeaux triste et doux. Mais Coste – que « ce projet d’adaptation du chef d’œuvre d’Orwell a habité pendant quinze », comme il l’écrit en page de garde – sait que ce livre va plus loin : au fond du gouffre. Au terme de sa « rééducation », le corps rigide de Winston, ligoté sur son lit de torture, est celui d’un Christ mort, couché sur son linceul, comme l’ont peint Holbein et Philippe de Champaigne. C’est celui du « dernier homme », ainsi que le nomme O’Brien. Tout au long du livre, le rouge – un rouge brutal, celui de l’affiche depuis laquelle Big Brother veille et surveille – n’apparait que très ponctuellement. Mais au dernier chapitre, quand Winston n’est plus qu’un pantin dont on a remodelé le corps et le cerveau, ce rouge submerge soudain les pages et les sature de sa violence : plus rien n’existe que le pouvoir. Ce livre demande qu’on le lise lentement, qu’on s’arrête ici ou là en laissant traîner son regard et filer ses pensées. Il s’en dégage alors une force et une émotion qui sont le signe que l’artiste-dessinateur a touché quelques-uns des ressorts les plus intimes du roman.

Dans le monde de 1984 recréé par Sybille Titeux de La Croix et Amazing Amaziane, la politique est partout et la terreur, permanente. Le visage massif d’un Big Brother–Staline est omniprésent. Le récit est rythmé par des planches pleine page où de puissantes affiches, habilement détournées de celles de la propagande de guerre britannique des années 1940, happent le lecteur : « Help Oceania ! » Aucun lieu, aucun acte n’échappe à ce climat de terreur. Quand Winston et Julia font l’amour pour la première fois dans la clairière, ce n’est pas une idylle bucolique ni une parenthèse dans l’herbe verte. L’arbre et leurs corps se découpent en un noir très dur sur un sol bleu gris, et l’intensité de leur désir est celle de morts en sursis qui se jettent l’un vers l’autre comme on crie sa révolte. « La crainte et l’hostilité se retrouvaient dans chaque émotion, rappelle le récitatif en encadré (la voix off du narrateur). Leur union avait été un combat, leur plaisir une victoire. C’était un acte politique. » Ils ont vaincu le Parti, mais ils ne s’en sont pas affranchis ; ils ont fait l’amour contre lui ; la politique était toujours là.

Pour peindre ce monde de la surveillance, du soupçon et de l’emprise, où les jeux du regard (évitement, complicité, affrontement) sont affaire de vie et de mort, le dessinateur use du gros plan, avec beaucoup d’intelligence. Dans les pages consacrées à la rééducation du dissident, il en déploie toute la puissance cinématographique. Autour du visage de Winston, rivé à son lit de torture, immobile donc, mais terriblement expressif, celui d’O’Brien tourne, s’éloigne, se rapproche, l’ombre d’un sourire narquois sur les lèvres. Toujours en surplomb, bien sûr, toujours dominant. Par moment, sa main entre dans le cadre : 4 doigts. « Tu dois en voir 5 », répète-t-il inlassablement. À mesure qu’on avance dans la scène, l’emprise d’O’Brien se renforce, inexorablement. Jusqu’à cette pleine page où son visage fusionne avec celui de Big Brother sur l’affiche en noir et blanc. « O’Brien is watching you. » Il est difficile de faire éprouver au lecteur avec plus de force et de justesse ce qu’est concrètement le contrôle des esprits.

Certains estimeront peut-être qu’en ancrant 1984 dans les années 1940, la scénariste et le dessinateur ont enfermé le roman dans son époque, qu’ils auraient été mieux inspirés de le dépoussiérer et d’en offrir une version up-to-date : redessiner Big Brother en capitaliste de l’ère numérique, en Bill Gates, par exemple, comme le suggèrent Celia Izoard et Thierry Discepolo dans leur postface à la traduction parue chez Agone[5]. On peut en douter. Dans le roman d’Orwell, Big Brother arbore bien la moustache de Staline, pas la chevelure d’Henry Ford, le magnat capitaliste emblématique de l’époque. Ne nous trompons pas de roman. C’est dans Le Meilleur des mondes d’Huxley que « Notre Ford » est devenu Dieu.

Mais Staline est mort, dira-t-on. – Assurément. Mais, à Moscou et à Pékin, ses héritiers assumés sont bien vivants. Ils sont les oligarques totalitaires de 3ème ou 4ème génération. Avec une grande intelligence, et de la même manière qu’O’Brien dans le roman, ils ont repris de Staline ce qui leur a paru utile et se sont débarrassé du reste, adaptant leurs méthodes à notre époque et à l’état de leurs pays respectifs. Et ils paraissent avoir, eux et leurs successeurs, un bel avenir devant eux – notamment à Pékin. Parce qu’elle est la plus politique, la version « historique » de Titeux de la Croix et Ameziane pourrait bien être aussi la plus contemporaine.


Cet article est initialement paru dans En attendant Nadeau, n°122, 17 février/9 mars 2021

www.en-attendant-nadeau.fr/2021/02/24/1984-orwell-images/


[1]George Orwell, 1984, adaptation par Fido Nesti, traduction par Josée Kamoun, Grasset, 2020. – 1984, d’après l’œuvre de George Orwell, scénario : Jean-Christophe Derrien, dessin et couleurs : Rémi Torregrossa, éditions Soleil, 2021. – 1984, adaptation de Xavier Coste d’après le roman de George Orwell, Sarbacane, 2021. – 1984, d’après George Orwell, adaptation : Sybille Titeux de La Croix & Amazing Ameziane, éditions du Rocher, 2021.

[2]Dorrit Cohn, La Transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman, Le Seuil, 1981.

[3]Cf « Où meurt la littérature », in George Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais (1944-1949), Ivréa & L’Encyclopédie des Nuisances, 2005, p. 114-133.

[4]Mes remerciements à Raphaël Rosat pour son coup d’œil et ses précieux renseignements.

[5]p. 510