Rationalité, vérité & démocratie

« La liberté de dire que deux et deux font quatre »

Qu’est-ce qu’un régime totalitaire ? Cette question longtemps a longtemps obsédé Orwell, qui assista à l’avènement du fascisme, du stalinisme et du nazisme, observe le philosophe Jean-Jacques Rosat. En poussant, dans 1984, la logique totalitaire jusqu’à ses limites les plus extrêmes, il en a dégagé le motif essentiel : le totalitarisme ne se contente pas de mentir, de dissimuler certains faits, il s’efforce de détruire l’idée même de vérité objective. Et, lorsqu’il parvient à ses fins, même les faits les plus triviaux vacillent. 2 et 2 font-ils encore 4 ? Aujourd’hui, Trump ou Xi Jinping ne font pas d’autres calculs …

Entretien avec Jean-Jacques Rosat

Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron et Sven Ortoli
Philosophie Magazine, Hors-série, « George Orwell, ça nous regarde », février 2021, pages 30-35

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Comment avez-vous découvert Orwell et qu’est-ce qui vous a intéressé chez lui ?

J’ai découvert Orwell dans les années 1980, sur la recommandation pressante d’un élève de terminale. Je faisais cours sur la vérité, en m’appuyant notamment sur Russell – c’est le réel qui décide de ce qui est vrai, pas les hommes – et sur une citation attribuée à Alain : « Il n’y a pas de tyran qui aime la vérité ; la vérité n’obéit pas. » À la fin du cours, cet élève est venu me voir : « Monsieur, c’est Orwell ce que vous racontez ! » Je n’avais alors jamais lu Orwell. J’ai ouvert 1984, et j’ai eu un choc ! Ce roman, que tout un chacun peut lire, met en évidence avec une force inégalée les liens qui existent entre les concepts clefs de la philosophie politique – pouvoir, liberté, égalité, etc. -– et ceux de la philosophie de la connaissance – vérité, pensée, langage, raison, expérience, fait, etc. Orwell est fermement réaliste et rationaliste : il défend la raison et la vérité objective. Et c’est un démocrate libéral : il défend la liberté de l’esprit, l’autonomie du jugement, la sincérité intellectuelle et morale. L’axiome de base de sa réflexion est posé par Winston dans 1984

Quel est cet axiome ?

« La liberté, c’est la liberté de dire que 2 et 2 font 4. » Si cet axiome est admis, ajoute-t-il, « tout le reste est suit[1]. » La liberté, c’est la liberté de pouvoir croire et dire des vérités, notamment celles qui tombent sous le sens, celles que l’homme ordinaire a sous les yeux. Si vous n’avez plus accès à la vérité, on peut vous faire croire n’importe quoi, s’emparer de votre esprit, et votre liberté s’effondre. Le concept de vérité objective est celui de « quelque chose qui existe en dehors de nous, quelque chose qui est à découvrir, et non quelque chose qu’on peut fabriquer selon les besoins du moment. Ce qu’il y a de vraiment effrayant dans le totalitarisme, ce n’est pas qu’il commette des atrocités mais qu’il s’attaque à ce concept[2]. » Le sentiment que celui-ci « est en voie de disparaître du monde m’effraie bien plus que les bombes[3]. » Ce n’est pas un hasard si Orwell, à l’époque où il écrit 1984, publie ses essais majeurs sur la politique et la littérature dans une revue rationaliste, Polemic, dont Russell était la figure de proue – il a d’ailleurs songé à Russell pour la quatrième de couverture de 1984 ! Pour l’un comme pour l’autre, la vérité échappe à notre pouvoir. Ce qui est en notre pouvoir, en revanche, c’est de chercher le vrai et de nous y accrocher : c’est un acte de volonté, éminemment politique.

Comment Orwell en est-il arrivé à cette réflexion sur le vrai en politique ?

Il faut, je pense, distinguer l’homme, l’écrivain et le penseur. L’homme, le militant politique, a une trajectoire singulière. Policier colonial de l’empire britannique en Birmanie, il revient en Angleterre en 1927, écœuré par son rôle d’oppresseur. Il a 24 ans et il entreprend une transformation volontaire de lui-même qui va lui demander dix ans. L’adoption de son pseudonyme, en 1933, n’est pas un hasard. En 1936, il adhère au socialisme, mais il ne cessera pas de combattre les dogmes et les illusions de son propre camp. Parallèlement, il a travaillé à forger son style et sa personnalité d’écrivain, qui arrivent à maturité en 1937 avec Hommage à la Catalogne. C’est avec ce livre que s’affirme pleinement son projet : « faire de l’écriture politique un art. » Orwell n’est pas un écrivain qui, une fois célèbre, s’est engagé en politique, comme Zola. Il s’est construit consciemment comme un écrivain politique, remodelant dans ce but des genres littéraires existants, comme la chronique journalistique, le reportage-témoignage ou le roman satirique. Mais tout cela ne fait pas de lui un penseur.

Alors, qu’est-ce qui fait d’Orwell un penseur politique à vos yeux ?

Orwell est un penseur politique d’un genre très singulier. Il n’a pas de théorie générale de la société ou de l’État, de la démocratie ou du socialisme. Sa pensée est focalisée sur un problème : celui que posent les régimes totalitaires qui ont émergé sous ses yeux pendant l’entre-deux-guerres. Il voit immédiatement leur radicale nouveauté : les fascismes et le nazisme ne sont pas simplement des variantes extrêmes de sociétés capitalistes ; le stalinisme n’est pas simplement un socialisme dévoyé par la bureaucratie. Ils sont bien plutôt les premiers représentants d’une forme inédite de domination politique appropriée au monde contemporain. Ils ne sont pas un détour accidentel et temporaire dans la marche en avant de l’histoire. Si nous n’y prenons pas garde, ils pourraient être notre avenir. Comment comprendre, cette nouvelle forme de domination ? Comment la décrire, l’analyser, la combattre ? Ce problème, Orwell ne l’aborde pas à partir d’une vision globale de l’histoire humaine, d’une doctrine du progrès, de la lutte des classes ou du déracinement de l’homme moderne. Le point de départ de sa réflexion, ce sont les faits nus : les actes du pouvoir débarrassés de tout enrobage doctrinal. L’écrasement de la paysannerie ukrainienne par les déportations et la famine, les procès à grand spectacle et le pacte germano-soviétique d’août 1939 nous en apprennent davantage sur la nature véritable du régime stalinien que tous les discours. Comme l’a très justement relevé Philip Rhav, dans sa recension de 1984, « son attachement aux traditions de l’empirisme britannique l’a immunisé contre le dogmatisme[4]. »

Qu’est-ce qui fait la spécificité de sa réflexion sur le totalitarisme ?

Les systèmes totalitaires ne sont pas pour lui le résultat d’un processus historique impersonnel, d’un déterminisme matériel, ou d’une logique des idées. Ce n’est pas le triomphe de la bureaucratie comme le croit Trotski, ni le règne des managers (des technocrates, dira-t-on plus tard) comme le pense le politologue James Burnham. Ce n’est pas non plus l’apothéose de la raison scientifico-technique, comme le dira Adorno. Enfin, ce n’est pas le retournement d’un rêve utopique en cauchemar : à la différence du Nous de Zamiatine et du Meilleur des mondes d’Huxley, où la volonté d’assurer le bonheur des hommes par la science et la technique engendre une société effroyable, 1984 n’est pas une dystopie – une utopie inversée. Dans le roman d’Orwell, les oligarques, comme il les appelle (le terme est délibérément emprunté au vocabulaire politique le plus classique : les hommes du groupe dirigeant), ont voulu, dès le départ, la société inégalitaire et de domination qu’ils ont créée : « On n’installe pas une dictature pour sauver une révolution, on fait la révolution pour installer la dictature. » Ils veulent le pouvoir total, pour lui-même, « le « pouvoir pour le pouvoir », dit O’Brien. Intellectuel de pouvoir devenu chef de la police de la pensée, le tortionnaire et rééducateur de Winston n’est pas un manager. C’est un commissaire politique : « Dieu, c’est le pouvoir ; nous sommes les prêtres du pouvoir[5]. » Orwell défend l’autonomie du politique par rapport aux forces économiques, sociales et culturelles : l’histoire politique est faite de contingences ; elle est façonnée par la volonté, le tempérament des dirigeants, leur soif de pouvoir.

Il s’intéresse donc, non aux mécanismes historiques qui ont donné naissance aux totalitarismes, mais à la manière de penser des bourreaux ?

Orwell est un moraliste, au sens où l’ont été Montaigne ou La Rochefoucauld. Ce qui est décisif pour lui, ce sont ces combinaisons de croyances, d’illusions et de volontés, propres à chacun, qui sont le ressort des conduites humaines. Orwell est un moraliste du pouvoir et de la volonté de pouvoir dans le monde moderne. Pour comprendre ces régimes nouveaux, il s’appuie moins sur les théories que sur l’expérience des témoins et l’imagination des romanciers. Ami d’Arthur Koestler – auteur du Zéro et l’infini et lui-même ancien agent du Komintern –, il passe chez lui quinze jours à l’hiver 1945-1946, au moment où il va commencer d’écrire 1984. Dans un article de 1940, il montre que Jack London, avec Le Talon de fer, a beaucoup mieux compris par avance les dictatures fascistes que tous les théoriciens marxistes qui n’y ont vu qu’une forme de capitalisme aggravée. Fort de ce bagage, il crée avec O’Brien, un archétype du dirigeant totalitaire – comme Molière a inventé Harpagon, archétype de l’avarice.

Cette approche est très différente de celle d’Hannah Arendt ?

En effet. 1984, publié en 1949, et Les Origines du totalitarisme, paru en 1951, sont quasiment contemporains. Mais, comme l’indique le titre de son livre, ce qui intéresse Arendt, ce sont les « origines » du totalitarisme : par quels processus en est-on arrivé là ? Orwell, lui, s’efforce de comprendre comment fonctionnent ces régimes, dont l’existence est un fait. Et surtout, Arendt est une philosophe allemande : elle prétend saisir l’essence du totalitarisme, et son enquête est enchâssée dans une vaste philosophie de l’histoire. Orwell, romancier et empiriste britannique, utilise les moyens d’une fiction satirique pour conduire une expérience de pensée : il imagine une deuxième génération de dirigeants totalitaires qui, dans un futur proche, voudraient aller plus loin. O’Brien le dit à plusieurs reprises : empêtrés dans leurs idéologies respectives, nazis et staliniens se sont arrêtés à mi-chemin. Ils n’ont pas osé reconnaître qu’ils voulaient le pouvoir pour lui-même, et que la clé du pouvoir sur les esprits n’est pas la propagande ni même la terreur, mais bel et bien la dislocation des capacités de connaissance et de pensée de l’être humain.

N’y a-t-il pas de cela chez Arendt, lorsqu’elle analyse la généralisation du mensonge non comme une volonté de dissimuler la vérité, mais de détruire l’idée même de vérité ?

Bien sûr, tous deux font sur certains points des constats communs, mais ceux-ci n’occupent pas la même place dans leur pensée. Le lieu paroxystique du pouvoir totalitaire pour Arendt, c’est le camp, de concentration ou d’extermination. Dans 1984, ce sont les sous-sols du ministère de l’Amour où Winston est rééduqué. Orwell perçoit que le pouvoir totalitaire est d’abord et avant tout, un pouvoir sur l’esprit, obtenu, non pas par les moyens techno-scientifiques de la biologie (manipulation génétique) ou de la psychologie (conditionnement pavlovien), comme c’est le cas chez Huxley, mais par des moyens proprement politiques : la manipulation du langage et du rapport à la vérité. « Nous allons te vider, te presser, et puis nous te remplirons de nous-mêmes », résume O’Brien[6]. On connait les différents aspects de cette dislocation de la pensée : destruction de la mémoire, du passé et de la vérité objective ; destruction du langage et de la pensée par la novlangue ; destruction de la logique et de toute argumentation rationnelle par la double pensée. « Le mensonge organisé est partie intégrante du totalitarisme, quelque chose qui continuerait d’exister même si les camps de concentration et la police politique n’avaient plus d’utilité », écrit Orwell dans un essai contemporain[7]. Nous sommes loin d’Arendt. Au cœur du système, il y a un idéalisme absolu et délirant, un « solipsisme collectif », comme l’appelle le roman : « La réalité existe dans l’esprit humain, nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu qui peut se tromper […] mais dans l’esprit du Parti. […] Il est impossible d’appréhender la réalité sinon par les yeux du Parti[8]. »

Orwell pense-t-il que ce monde de cauchemar sera notre avenir ?

Orwell n’est pas un pessimiste : il ne pense pas que les choses iront forcément de mal en pis. Il n’y a pas de tendance inéluctable parce que l’histoire est complexe et contingente. Cependant, à ses yeux, le totalitarisme n’est pas non plus un phénomène historique localisé dont on pourrait exclure qu’il reviendra sur le devant de la scène, comme beaucoup ont pu le penser en 1956, puis en 1989. Le pire n’est jamais exclu. Le totalitarisme est un avenir possible. Raison pour laquelle il nous faut faire preuve d’imagination : nous rendre capables d’imaginer que l’inimaginable se produise réellement, y compris dans un futur proche…

C’est ce qui fait son succès actuel ?

Orwell exprime certaines de nos peurs, les plus légitimes. Contrairement à Huxley ou Zamiatine, il décrit un monde déjà possible à son époque, un cauchemar à portée de main. Le Londres de 1984 n’est pas du tout moderne : c’est un double fantomatique de celui de 1949. La seule innovation, c’est le télécran, qui ne fait, au fond, que combiner différents dispositifs techniques – télévision, haut-parleur, caméra, etc. – qui sont déjà disponible en 1949 ! Mais c’est une icône littéraire extrêmement puissante, capable de figurer une société de surveillance où chacun ne vit plus seulement dans un espace matériel commun avec ses semblables, mais dans l’espace mental d’un regard unique, tout à la fois inquisiteur et protecteur.

Orwell a aussi su exprimer ces craintes dans des images particulièrement marquantes, n’est-ce pas ?

En effet, Orwell a inventé des images et des formules qui frappent, des allégories qui restent en mémoire. « Grand Frère vous regarde. » Nous avons immédiatement le sentiment que l’individu n’existe plus que dans l’esprit du chef tout puissant. « 2 + 2 = 5 ». Initialement c’est un slogan soviétique, placardé au milieu des années trente sur tous les murs de Moscou : les objectifs du plan de cinq ans seront réalisés en quatre ans ; mobilisez-vous ! Pour Orwell, cette équation faussée symbolise la folie d’un pouvoir prêt à distordre les vérités les plus élémentaires : vous ne pouvez même plus savoir le vrai en comptant sur vos doigts ; seul le Parti décide du vrai et du faux. Il y a aussi ce slogan : « l’ignorance, c’est la force ». C’est d’une incroyable actualité : voyez la force que son ignorance, involontaire ou délibérée, a donnée à Donald Trump tout au long de son mandat !

Orwell résonne tout particulièrement aujourd’hui ?

Sa pensée nous fournit des outils pour comprendre notre époque. Ce qui se passe en Chine, notamment. Voyez comment Deng Xiaoping a été capable, après dix ans de Révolution culturelle, d’écarter l’idéologie et de mettre l’efficacité économique au premier plan … pourvu que ce revirement permette au Parti de renforcer son pouvoir. Les dirigeants chinois, qui sont, en quelque sorte, des totalitaires de la troisième génération, veulent faire mieux que les oligarques d’Orwell : conjuguer la puissance économique et le pouvoir sur les esprits. Quand on découvre le fameux « Document numéro 9 » – la directive secrète destinée aux cadres dirigeants, signée par Xi sitôt après sa prise de pouvoir, qui liste les « sept sujets dont on ne discute pas » (valeurs universelles, liberté d’expression, etc.) parce que le seul fait d’engager à leur sujet un débat au sein du Parti serait une menace pour sa suprématie et son unité –, on se demande si ses auteurs n’ont pas lu 1984 : « Du point de vue de nos dirigeants actuels, les seuls vrais périls sont la formation d’un noyau dissident d’individus compétents […] et le développement d’idées libérales et sceptiques en son sein[9]. »

Il y a aussi des mécanismes totalitaires à l’œuvre dans nos sociétés ?

Bien sûr. Voyez la manière dont les industriels du tabac ou de la chimie des insecticides ont réussi, dans un monde où la science est omniprésente, à détourner le discours scientifique, à le discréditer pour en imposer un autre, pseudo-scientifique : par un retournement typiquement orwellien, ils se posent en défenseurs de la science (ils seraient la science saine, sound science) contre les chercheurs compétents et les journalistes lanceurs d’alerte (qui défendraient la science pourrie, junk science). En politique aussi, les stratégies de dénigrement et de destruction de la vérité sont particulièrement efficaces. Le problème n’est pas que des politiques mentent (le mensonge est aussi vieux que la politique), mais qu’ils aient décidé que la vérité n’a plus aucune importance. Quand Trump twitte : « Le concept de réchauffement global a été créé par les Chinois dans leur propre intérêt pour nuire à l’industrie américaine », il se fiche complètement de savoir si c’est vrai ou non. Ce qui compte pour lui, c’est d’empêcher que les citoyens croient la vérité scientifique la mieux établie qui soit et la plus importante pour l’avenir de l’humanité. Quand des intellectuels français, philosophes pour certains d’entre eux, s’acharnent contre Greta Thunberg, qui n’a fait que crier haut et fort que « deux et deux font quatre », ils se comportent de la même manière que lui[10]. Le conte préféré d’Orwell était « Les habits neufs de l’empereur » d’Andersen, celui où un enfant crie : « Le roi est nu ! »

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[1]1984, I, 7.

[2]À ma guise, 10 (4 février 1944).

[3]« Réflexions sur la guerre d’Espagne » (1942)

[4]“The unfuture of utopia”, Partisan Review, Juillet 1949, p. 743.

[5]1984, III, 3.

[6]1984, III, 2.

[7]“Où meurt la littérature” (1946)

[8]1984, III 2 & 3.

[9]1984, II, 9.

[10]Stéphane Foucart, « Climat : les habits neufs du scepticisme », Le Monde, 31 août 2019.