Rationalité, vérité & démocratie

La pensée d’un roman

Imaginaire et politique dans 1984

Jean-Jacques Rosat (mars 2022)

« La société de surveillance d’Océanie n’apprenait rien de vraiment nouveau au lecteur de la fin des années 1940 – écrit Philippe Jaworski en préface à sa traduction de 1984 – et rien qui ne sera aujourd’hui vite reconnu par le lecteur qui a lu Hannah Arendt, Claude Lefort, Michel Foucault ou tel témoignage d’un rescapé du nazisme ou des camps staliniens[1]. » Le jugement est sans appel. Orwell est un pamphlétaire, un moraliste, un satiriste, un héritier de Swift et de Dickens, un grand romancier … mais ce n’est pas un penseur. Sur les ressorts ultimes des régimes totalitaires, sur leur nature et leur nouveauté radicale comme systèmes de pouvoir, il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. En France, ce verdict est aussi répandu parmi les philosophes que chez les littéraires : « 1984 est un livre admirable pour frapper les imaginations, mais une piètre contribution à l’intelligence du phénomène qu’il dénonce », affirme Marcel Gauchet au détour d’un de ses gros ouvrages, comme en passant et comme une évidence[2].

Je défendrai ici la thèse opposée : 1984 est porteur d’une pensée politique originale forte, incisive et éclairante sur les régimes totalitaires passés, présents et à venir. Ce n’est pas une fable pédagogique qui viendrait illustrer pour le grand public une théorie construite ailleurs. Orwell y a jeté ensemble, comme dans un creuset, des idées élaborées par lui depuis dix ans et d’autres entièrement neuves. Si, pour donner à chacune d’elles son plein essor et les articuler, il a choisi d’écrire un roman, ce n’est pas seulement parce qu’il était lui-même romancier (après tout, il était aussi essayiste, et ses essais politiques des années 1945-1948, contemporains de la rédaction de 1984, comptent parmi ce qu’il a écrit de meilleur), mais parce que la fiction romanesque était à ses yeux un outil de connaissance mieux adapté que le traité ou l’essai pour déceler et comprendre certains traits essentiels des régimes en question. À condition, bien sûr, d’inventer un dispositif narratif et une forme littéraire ajustés à l’objet : face à un type de régime politique inédit dans l’histoire humaine, Orwell a renouvelé le genre du roman politico-philosophique tourné vers le futur en y apportant les innovations appropriées.

Dans les limites du présent article, j’avancerai en faveur de cette thèse trois arguments.

— Les régimes totalitaires qu’a connus Orwell n’étaient pas principalement pour lui la conséquence de processus déterministes et anonymes (économiques, sociaux, idéologiques, culturels), mais d’abord et avant tout des produits de l’imaginaire humain et de volontés humaines. Lénine, Staline, Hitler et leurs comparses ont remodelé de fond en comble les sociétés et les esprits qu’ils dominaient, selon leurs visions et leurs fantasmes. Pour comprendre les régimes de ce type, et surtout empêcher leur résurgence à l’avenir, il vaut la peine de se demander : quel monde veulent de pareils dirigeants ? à quoi rêvent-ils ? Imaginer l’imaginaire d’hommes politiques du futur, voilà une tâche de romancier. [I]

— Les univers totalitaires ne sont pas seulement un cauchemar pour leurs habitants : ces mondes sont délirants pour leurs dirigeants eux-mêmes. Plus on y est haut placé, plus on n’a de chance d’y survivre que si l’on participe activement à une forme de déraison. Pour les décrire et les comprendre, Orwell a mêlé diverses techniques littéraires à première vue très disparates. Je m’arrêterai ici sur une seule d’entre elles : une forme un peu particulière de réalisme fantastique, qu’il combine avec un naturalisme revendiqué. [II]

— Orwell n’a pas conçu le monde de 1984 comme un modèle ou un archétype censé représenter l’essence du totalitarisme, mais plutôt comme un spécimen fictif, assez singulier mais particulièrement féroce, d’une famille de systèmes politiques potentiellement en expansion. Si l’on confronte ce spécimen imaginaire avec la Chine de Xi Jinping ou avec le travail de sape que diverses puissances économiques et forces politiques mènent aujourd’hui de l’intérieur contre les démocraties, la comparaison est impressionnante et éclairante. On peut douter que les analyses des Origines du totalitarisme[3] ou de La Complication[4] s’appliquent aussi aisément à la situation présente. Tout se passe comme si, face à la dynamique historique des totalitarismes depuis un siècle et au renouvellement permanent de leurs formes de domination, le mode de connaissance non théorique qu’est le roman disposait de certaines ressources dont les traités philosophiques ou historico-philosophiques sont dépourvus. [III]

1. À quoi rêvent les oligarques ?

Quand il se lance dans la rédaction de 1984, au printemps 1946, le cahier des charges qu’Orwell se fixe est clair : imaginer, à Londres, dans une génération, une société dirigée par des hommes qui veulent un pouvoir total, bien plus absolu que celui des bolcheviques ou des nazis ; ils ont tiré la leçon des expériences hitlérienne et communiste et se sont donné les moyens d’aller beaucoup plus loin. Les oligarques de 1984 ne sont pas les doubles fictionnels des chefs bolcheviques et nazis. Ils sont leurs héritiers, imaginaires mais plausibles. Lénine, Hitler, Staline ont jeté les bases d’un type de régime politique nouveau, inédit dans l’histoire : une oligarchie soudée par un rêve de domination absolue, déterminée à contrôler totalement la société et les esprits. Leurs successeurs britanniques, imaginés par Orwell, partagent leur rêve ; mais, ils ont su tirer les leçons de ces deux premières expériences. Avertis des erreurs de leurs prédécesseurs, de leurs faiblesses et de leurs échecs, ils inventent un système totalitaire de seconde génération, capable de leur assurer un pouvoir plus absolu encore et, si possible, plus durable. Débarrassés eux-mêmes de toute idéologie et de toute doctrine, ils jonglent avec les idées comme avec l’économie à seule fin de renforcer leur emprise, et concentrent leur énergie sur des stratégies déjà mises en œuvre par leurs prédécesseurs – réécriture du passé, mainmise sur les sciences de la nature, transformation de la langue, remodelage des esprits pour créer un « homme nouveau », etc. – qu’ils systématisent et radicalisent de manière implacable pour parvenir à leur but : l’anéantissement de l’individu. Rétrospectivement, leurs choix jettent une lumière crue sur les véritables ressorts intellectuels et moraux de leurs prédécesseurs historiques.

Orwell place ces nouveaux dirigeants imaginaires dans des conditions historiques où ils peuvent réaliser ce rêve. Après l’effondrement de la société sous les coups d’une troisième guerre mondiale suivie d’une période de révolutions, ces hommes de pouvoir ont pu la rebâtir entièrement sur les bases qui sont les leurs. Toute la planète est dominée par des régimes analogues ; toute trace de démocratie et de libéralisme politique a disparu. Les dirigeants peuvent aller au bout de leur rêve, sans craindre qu’on leur objecte qu’un autre monde est possible ou pensable.

Ce roman est une fiction réaliste. Dans une lettre datée du 31 mai 1947 à son éditeur et ami Frederic Warburg, Orwell lui présente ainsi le livre auquel il est attelé depuis un an : « C’est un roman sur le futur – il s’agit, dans un sens, d’une fantaisie (fantasy), mais sous la forme d’un roman naturaliste. C’est ce qui rend la tâche difficile – bien sûr, en tant que roman d’anticipation, il serait assez facile à écrire[5]. »

À la différence du Nous de Zamiatine[6] (1920) et du Meilleur des mondes d’Huxley (1932) – deux ouvrages qu’Orwell avait lus de près –, 1984 n’est pas un roman d’anticipation. Plusieurs siècles séparent les mondes décrits dans ces deux livres de la première moitié du xxe où ont vécu leurs auteurs, et une pléthore d’innovations technologiques imaginaires et fort peu réalistes ont creusé un abîme entre les humains du futur et les lecteurs contemporains. Il n’y a rien de tel, comme on sait, dans 1984.

Les habitants de Nous vivent dans un espace urbain totalement artificiel (verre, béton, acier), protégés de la nature (des vents et du climat, de toute végétation et des animaux) par un gigantesque globe de verre. Le héros et narrateur, D-503, dirige la construction d’un vaisseau spatial, l’Intégrale, capable de voyager jusque dans d’autres galaxies (pour convertir leurs habitants à la doctrine du régime). Ingénieur de haut niveau et auteur de divers articles sur la thermodynamique, Zamiatine savait pertinemment que pareille idée est un non-sens au regard des lois de la physique et que, même dans des millénaires, aucune technologie ne permettra jamais une telle entreprise. C’est délibérément qu’il s’affranchit des contraintes du réel pour installer ses personnages dans un univers de pure fiction. Défilant quatre par quatre en rang d’oignons au rythme d’une marche militaire, puis trépanés de l’aire cérébrale correspondant à l’imagination, les « humains » de cet univers n’ont plus grand-chose à voir avec nous.

L’univers du Meilleur des mondes est tout aussi irréaliste et on peut se demander si ses habitants, eux aussi, appartiennent encore à la même espèce que nous. Les enfants sont fabriqués dans un laboratoire-usine où, par des manipulations génétiques, ils sont répartis en cinq castes biologiques hiérarchiquement ordonnées (des intellectuels dirigeants, relativement individualisés, aux esclaves stupides, uniformément identiques) et où des magnétophones matraquent en continu embryons et nouveau-nés avec une litanie de slogans censés s’incruster définitivement dans leurs cerveaux et conditionner leur comportement toute leur vie durant. Huxley sait tout de la biologie génétique et de la psychologie comportementale de son époque. Mais il n’a pas l’ombre d’un argument scientifique sérieux en faveur de la faisabilité, de la viabilité et de l’efficacité des techniques qu’il décrit. L’hypothèse qu’on pourrait formater le cerveau des embryons et des bébés en leur scandant des slogans in utero et dans les tout premiers mois de la vie est passablement douteuse, pour ne pas dire loufoque. La biologie d’Huxley et sa psychologie sont tout aussi imaginaires que la physique et la cosmologie de Zamiatine. Lui aussi s’est délié des contraintes du réel. Depuis H.G. Wells, le saut dans les siècles futurs autorise de tels univers de fantasy.

Orwell, lui, s’oblige à écrire un roman où rien n’est physiquement impossible et où tout est au plus près de la réalité du monde dans lequel il écrit. Le Londres de 1984 est un double fantomatique de celui des années 1945-1948. Qu’est-ce qui a changé entre les deux ? Ni la technique, ni l’économie. Rien d’autre que le pouvoir. Un nouvel ordre politique s’est imposé, qui a remodelé l’ensemble de la société. Ce qui sépare le lecteur de 1949 du monde de 1984, ce ne sont pas des inventions technologiques invraisemblables, mais une guerre mondiale, une guerre civile et la victoire d’un parti constitué d’intellectuels de pouvoir qui sont prêts à tout pour le conserver et arrêter l’histoire – rien d’autre que le triomphe d’un régime politique d’un nouveau type.

1984 est, par bien des côtés, un roman terriblement réaliste. Non pas au sens d’une prédiction. Orwell n’a jamais pensé qu’un tel régime était l’avenir le plus probable, et il l’a même écrit. Mais le monde de 1984 est réaliste au sens du vraisemblable : ce qui n’est pas impossible, ce qui pourrait réellement arriver. Et, en effet, le type d’hommes de pouvoir figuré dans le roman par le personnage d’O’Brien, conjuguant un fanatisme dément avec le cynisme le plus absolu, existe bel et bien dans le monde d’aujourd’hui ; les stratégies et techniques de pouvoirs décrites par Orwell sont déjà à l’œuvre dans les années où il écrit (au moins de manière embryonnaire) ; et les conditions historiques (guerres, révolutions, disparition de toute démocratie et de tout libéralisme) où il place ses personnages ne sont pas invraisemblables pour qui a connu les années 1914-1945 et vit dans le monde de la Guerre froide : les derniers mois de rédaction du roman et sa publication sont strictement contemporains du blocus de Berlin (juin 1948 / mai 1949) et la Guerre de Corée éclatera en juin 1950, juste un an après sa parution.

Le monde de 1984 est un monde auquel, de fait, nous avons échappé, mais ce n’est pas une pure fantasy. Il aurait réellement pu exister à cette date. Et il pourrait bien – lui ou l’un de ses doubles – devenir le nôtre, demain ou n’importe quand. Non pas comme la conséquence plus ou moins inéluctable de certaines tendances économiques, sociologiques, ou idéologiques (ce pourquoi nous ne sommes pas ici dans le registre de la prévision ou de la prédiction), mais, d’abord et avant tout comme la création d’êtres humains qui, dans les conditions générales du monde industriel moderne, l’auraient rêvé, voulu et réalisé.

Imaginer ce que les divers acteurs sont ou seront capables d’imaginer est une dimension essentielle de l’intelligence politique. Face aux dirigeants totalitaires, actuels ou futurs, l’exercice de cette capacité imaginative est absolument crucial. Un des ressorts de leur puissance, en effet, est qu’ils imaginent des actes inimaginables – des actes que jusqu’ici leurs adversaires ont refusé d’imaginer ou qu’ils n’ont pas été capables d’imaginer – et qu’ils les commettent. Ils jettent ainsi leurs ennemis dans un état de stupéfaction et de sidération qui les paralyse et les rend impuissants. La tâche que se fixe le romancier Orwell est d’imaginer l’imaginaire de ces dirigeants, pour nous avertir : ce que vous n’imaginez pas que ces hommes pourraient imaginer, eh bien, moi, je vous le montre.

Il y a un romancier du début du xxe siècle qu’Orwell admire d’avoir su imaginer l’imaginaire des dirigeants totalitaires des décennies suivantes : c’est fJack London.

En juillet 1940, à l’occasion d’une réédition du Talon de fer, il publie dans Tribune, hebdomadaire de la gauche militante et socialiste britannique, un article intitulé « Le fascisme prophétisé ». À cette date le fascisme n’est pas pour les Anglais une question théorique, mais une affaire de vie ou de mort : leur pays est en guerre, seul, face à l’Allemagne nazie qui, avec une poignée de dictatures fascistes plus ou moins inféodées, contrôle désormais les trois-quarts de l’Europe et a signé un pacte avec l’URSS stalinienne qui règne sur le reste. Dans ce contexte, Orwell explique tranquillement aux militants de gauche que, pour comprendre le fascisme et ses succès, il vaut mieux lire Jack London que Karl Marx et ses disciples. Les « socialistes marxistes », comme il les appelle, n’ont rien compris à ce qui s’est passé depuis 1933. Ils ont « donné de l’histoire une interprétation si mécaniste » – si soumise au dogme selon lequel le régime politique dépend entièrement de la structure économique et sociale, donc des rapports de classe – « qu’ils n’ont même pas su prévoir des dangers pourtant évidents aux yeux d’individus qui n’avaient jamais entendu prononcer le nom de Marx. […] Ses adeptes n’ont vu en quoi le fascisme était dangereux que le jour où ils se sont retrouvés eux-mêmes à l’entrée du camp de concentration. Plus d’un an après que Hitler fut arrivé au pouvoir, le marxisme officiel proclamait encore que celui-ci était quantité négligeable. […] London n’aurait sans doute pas fait pareille erreur. Il savait que les lois économiques n’agissent pas de la même façon que les lois de la pesanteur, qu’elles peuvent longtemps être tenues en suspens par des gens qui, comme Hitler, croient en leur destin[7]. »

Le Talon de fer a été publié en 1908. Du point de vue littéraire, Orwell le jugeait plus que médiocre. Mais London a été capable d’imaginer que des dirigeants politiques d’un type nouveau, mus par la seule volonté de pouvoir, pourraient, au mépris des lois de l’économie et de toutes les doctrines en vigueur, imposer pendant des siècles une dictature totale et impitoyable, qui mérite de s’appeler le Talon de fer. Certes, ils sont capitalistes, mais ils croient davantage en leur volonté politique que dans les lois de l’économie. « Vous autres révolutionnaires – lance leur Chef, défiant son adversaire socialiste et haranguant ses troupes –, nous vous écraserons sous notre talon et nous piétinerons votre visage. Le monde nous appartient, nous sommes ses seigneurs et maîtres, et il restera le nôtre à jamais. Quant à la multitude ouvrière, elle rampe dans la fange depuis de début de l’histoire. […] Voilà ce que j’ai lu, moi, dans les livres d’histoire. Et elle continuera à ramper dans la fange tant que moi et les miens, et ceux qui nous succéderont, nous détiendrons le pouvoir. Car c’est ça le mot des rois et le roi des mots : le pouvoir. Ni Dieu ni Veau d’or, mais le pouvoir. Mes amis, je vous le dis : répétez ce mot tel une incantation … Le pouvoir, le pouvoir[8] ! »

London a été capable d’imaginer le rêve de pouvoir absolu d’oligarques capitalistes. Dans 1984, Orwell imagine le rêve de pouvoir absolu d’oligarques collectivistes (c’est ainsi qu’ils se définissent eux-mêmes). « Le pouvoir n’est pas un moyen, c’est une fin. On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution, on fait la révolution pour instaurer la dictature. […] Le but du pouvoir, c’est le pouvoir[9]. »

C’est une société bâtie par des hommes emportés par ce rêve et par cette volonté qu’Orwell imagine et explore.

Le pouvoir que veulent ces nouveaux dirigeants n’est pas tant le pouvoir sur les choses (la puissance) que le pouvoir sur les hommes (la domination), et, d’abord et avant tout, le pouvoir sur leurs esprits. C’est pourquoi Orwell a fait reposer son roman sur l’affrontement entre deux personnages : l’un, Winston, voudrait garder pour lui quelques parcelles au moins de son esprit (rêve de liberté dans un monde d’oppression) ; l’autre, O’Brien, veut s’en emparer entièrement (rêve d’une emprise totale et définitive). C’est un combat tout à la fois intellectuel, moral et existentiel – un combat entre deux intelligences, deux imaginaires, deux volontés, deux visions du monde et de la vie. La description de ce combat permet à Orwell d’explorer toute la gamme des techniques de domination sur les esprits : la destruction du rapport au passé, du rapport à la vérité, du rapport à la réalité, du rapport au langage, des rapports affectifs, de confiance ou solidarité, et pour finir de tout rapport à soi-même (de toute confiance en soi, de toute estime de soi).

Le pouvoir sur l’esprit ne se gagne pas, comme chez Zamiatine ou Huxley, par des technologies futuristes, mais par des moyens strictement politiques et intellectuels. « Nous allons te vider, te presser, et puis nous te remplirons de nous-mêmes », résume O’Brien[10]. On connait les différents aspects de cette dislocation de la pensée et de l’individu puis de leur reconstruction : destruction de la mémoire, du passé et de la vérité objective ; destruction du langage et de la pensée par la novlangue ; destruction de la logique et de toute argumentation rationnelle par la double pensée. « Le mensonge organisé est partie intégrante du totalitarisme, quelque chose qui continuerait d’exister même si les camps de concentration et la police politique n’avaient plus d’utilité », écrit Orwell dans un essai contemporain[11].

2. Un réalisme fantastique

Le monde de 1984 est un monde truqué, un monde à double fond. Il est devenu impossible de distinguer le vrai du faux, car aucune information, aucun document n’est fiable. On ne sait plus rien, ni du passé, falsifié ou effacé en permanence, ni sur l’univers puisque les sciences de la nature sont faites et défaites à volonté. On n’y survit qu’à la condition de se duper soi-même en permanence, et de ne jamais se fier à ses yeux, à ses oreilles, à son expérience ou à sa raison, mais aux seules décisions du Parti qui changent en permanence. 2 et 2 peuvent faire 5, mais ils pourraient aussi bien faire 3 si celui-ci le voulait soudain. N’importe quoi et n’importe qui peut, à tout instant, changer d’identité et se métamorphoser en son contraire, voire naître de rien (comme par un enchantement) ou disparaître et n’être jamais né (comme par un maléfice). L’empire voisin, allié de toujours à l’heure présente, était hier l’éternel ennemi, et le redeviendra demain. Le vieil antiquaire bienveillant est un jeune policier féroce ; le chef de la police passe pour celui de la Fraternité dissidente, mais celle-ci n’existe sans doute même pas. Big Brother lui-même pourrait être mort et n’exister plus que comme une icône. Une fois que la biographie imaginaire du camarade Ogilvy – personnage de fiction, né un beau matin de la plume du journaliste Winston – est entrée dans les archives, il aura existé aussi réellement que Jules César ; mais on annonce à Winston, pourtant bien vivant, que lui, en vérité, il n’existe pas. Quant à la photo qu’O’Brien tenait dans ses mains l’instant d’avant, elle n’a pas simplement été détruite : elle n’aura jamais existé que dans l’esprit dérangé de Winston.

Ce monde a perdu toute réalité. Les habitants d’Océanie flottent dans un océan vide et sans repère. Il n’y a plus de temps : le passé est aboli, le futur n’est plus qu’un présent répété à l’infini. « Quand il n’existait pas de repères tangibles auxquels se référer, le contour même de votre vie perdait sa netteté. On se souvenait d’événements considérables qui n’avaient pas eu lieu, on retrouvait le détail d’incidents sans pouvoir leur associer un quelconque décor, et il y avait de longues périodes lacunaires auxquelles il était impossible de rien assigner[12]. » Par la conjonction des télécrans et des yeux de Big Brother, omniprésent sur les affiches, chacun vit en permanence sous le regard du Parti. On en conclura que l’œil mental du Parti est entré dans le cerveau de chacun. Ou que chacun n’est plus que la perception ou la représentation que le Pouvoir se fait de lui : un objet mental dans l’esprit du Parti.

Cet univers déréalisé repose sur un idéalisme absolu et délirant, un « solipsisme collectif », comme l’appelle le roman. « La réalité existe dans l’esprit humain, nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit d’un individu qui peut se tromper […] mais dans l’esprit du Parti. […] Il est impossible d’appréhender la réalité sinon par les yeux du Parti[13]. »

Le monde est, littéralement, la représentation que s’en fait le Parti, le produit de son esprit tout-puissant. Ses membres vivent tous dans un monde factice, créé et changé par le cerveau collectif mais hiérarchisé et centralisé du Parti. C’est un monde fantasmagorique, un monde mental. Mais, si l’on veut espérer y survivre, il faut se persuader qu’il est l’unique réalité.

Cependant, de son côté, le roman ne laisse jamais oublier que la réalité reste ce qu’elle est et ne peut être abolie. D’abord, il y a tous ces faits triviaux, sordides, qu’aucune propagande ou fausse statistique ne saurait faire disparaître : le rationnement, la nourriture infecte, les pénuries (de lames de rasoir), la crasse partout et le mauvais entretien (l’ascenseur en panne, l’évier bouché), les corps fatigués, malades (l’ulcère variqueux à la cheville de Winston) et la souffrance (les coups, les cris, les hommes et les femmes brisés par la torture). Le naturalisme revendiqué par Orwell est là pour rappeler à quel point la réalité officielle est un trompe-l’œil.

Plus essentiel encore : le roman montre, on ne peut plus clairement, que la réalité continue d’exister indépendamment des idées et de la volonté des dirigeants, quoi qu’ils fassent pour la modifier. Le monde faux, qu’ils ont bâti de toute pièce, ne peut être maintenu comme prétendument réel et vrai qu’au prix d’un effort gigantesque, sans cesse renouvelé parce qu’il est sans fin. Le coût matériel et psychologique de ce contrôle de la réalité (c’est le terme officiel) est démentiel : à chaque instant, un appareil de désinformation monstrueux s’emploie à réécrire l’histoire, y compris celle du jour précédent ; à chaque instant, tous les membres du Parti doivent se livrer, individuellement et collectivement aux jeux virtuoses et labyrinthiques de la double pensée : mensonge délibéré à soi-même, oubli volontaire de ce mensonge, oubli de cet oubli, etc., à l’infini.

Ainsi, en même temps qu’il met en scène l’idéalisme absolu du Parti totalitaire (le monde n’est pas autre chose que l’idée que nous en avons), le roman lui oppose à chaque page un réalisme sans faille : les faits sont ce qui ne peut être défait, et le tyran même le plus puissant n’a pas en réalité le pouvoir de décider d’eux ; le vrai et le faux restent le vrai et le faux, même quand plus personne n’est en état de les distinguer l’un de l’autre. Orwell est un penseur réaliste. « Quelque acharnement que vous mettiez à nier la vérité, celle-ci n’en continue pas moins à exister, en quelque sorte derrière votre dos », écrivait-il en 1942 dans ses « Réflexions sur la guerre d’Espagne » – le même essai où, pour la première fois, il avançait que l’objectif implicite du mode de pensée totalitaire est « un monde de cauchemar où […] si le chef dit que 2 et 2 font 5, eh bien deux et deux font cinq » [14].

Cet univers double décrit par le roman, où les fantasmagories se substituent sans cesse à la réalité sans jamais y parvenir vraiment, est étrange, et il n’est pas facile de le caractériser exactement. En un sens, la fiction inventée par les oligarques y devient bien une réalité, car elle n’est pas seulement ce que chacun finit par croire vrai ; elle est efficiente : c’est en fonction d’elle que chacun vit et agit, souffre et meurt. Néanmoins elle est condamnée à rester irréelle et inconsistante : les oligarques ne parviendront jamais à ce que leur rêve devienne l’unique réalité. Cet univers, voué à l’instabilité permanente entre rêve et réalité, est un univers fantastique. C’est un monde à la fois proche du nôtre, dans la continuité du nôtre, et totalement autre : nous ne pourrions pas communiquer avec lui, ni lui avec nous ; mais il pourrait devenir le nôtre, dès demain.

Avec le fantastique, nous sommes à l’un des nœuds où s’articulent, dans ce roman très singulier qu’est 1984, littérature [a], philosophie [b] et politique [c].

[a] Pour décrire ce cauchemar matérialisé, le romancier invente, au plan littéraire, une forme assez particulière de réalisme fantastique. L’autre monde, ce ne sont pas des forces habituellement invisibles, cachées derrière le quotidien, et qui, à certains moments et en certains lieux, émergeraient et le feraient exploser. L’autre monde, celui du Parti, est déjà là, inscrit dans le quotidien ; il l’habite, l’organise, le domine et le métamorphose continument.

Un des marqueurs de ce réalisme fantastique est la place qu’occupent les rêves dans le roman. Dans un monde faux et déréalisé, à quoi peut-on encore se fier sinon ses propres rêves ? L’affrontement entre Winston et O’Brien est un combat entre deux rêves, rêve de vie et rêve de mort : pour l’un, l’image d’un geste de sa mère, digne et tendre ; ou marcher dans la rue en tenant par la main la femme qu’il aime et leur enfant ; pour l’autre, un monde de haine et de terreur, un monde sans amour sinon celui pour Big Brother. Il arrive même que certains rêves se réalisent. Ainsi le rêve paradisiaque du Pays Doré et du geste libérateur de la jeune femme lançant dans les airs sa ceinture de chasteté et son uniforme qui s’accomplit exactement avec Julia, comme par miracle. Mais même quand ils se réalisent, les rêves oraculaires peuvent être ironiquement et tragiquement trompeurs. Une nuit, Winston croit entendre la voix d’O’Brien lui dire à l’oreille « Nous nous rencontrerons là où il n’y a plus de ténèbres ». Après avoir longtemps interprété cette phrase comme un signe de complicité fraternelle dans la dissidence, il finit par comprendre que le lieu sans ténèbres, ce sont les caves du ministère de l’Amour : elles restent éclairées à la lumière électrique 24 heures sur 24, et O’Brien l’y rejoint pour le torturer et le rééduquer – pour éclairer son esprit par les enseignements du Parti. Le lecteur comprend, lui, que depuis le début, depuis des années, l’esprit de Winston était sous l’emprise de celui d’O’Brien. On ne saurait marquer avec plus de force que, même dans l’univers du rêve, les hommes du Parti ont déjà pris l’ascendant.

[b] Du point de vue philosophique, Orwell est, à ma connaissance, le seul penseur à avoir mis en évidence que, quelle que soit les idéologies ou les doctrines dont les régimes totalitaires se réclament (matérialisme socio-économique, biologisme racial, nationalisme, modernisme scientiste et techniciste, fondamentalisme théologique, etc.), leur volonté de pouvoir absolu sur les esprits les conduit immanquablement à adopter en réalité un alliage d’idéalisme absolu (le monde est Notre représentation) et de décisionnisme des faits (le monde est ce que Nous décidons qu’il est). Ce qui lui donne les moyens d’avancer cette thèse, c’est que son roman, lui, est réaliste, en deux sens du terme. Il montre à quel point pareille philosophie est absurde, délirante ; c’est son réalisme épistémologique ; il sépare toujours avec discernement et fermeté les faits et les fictions. Mais il montre aussi à quel point cette même philosophie, appliquée résolument et sans faiblesse, devient un instrument de domination intellectuelle et politique redoutablement efficace ; c’est, de sa part, un autre réalisme, qu’on pourrait dire pragmatique.

[c] Les conséquences de ce double réalisme pour la pensée politique sont considérables. D’un côté, le roman force à reconnaître, contre toute forme de rationalisme naïf, ce qu’on peut appeler « la puissance du faux[15] ». À la dernière page, 2 + 2 = 5 a gagné et Winston est brisé. « L’ignorance, c’est la force », proclame l’un des trois slogans du régime. Mais, dans le même temps, l’abîme entre le rêve totalitaire et la réalité reste béant, irréductible. Les lecteurs du roman ne sont pas les seuls à s’en rendre compte. Les dirigeants imaginés par Orwell le savent, eux aussi, et ils l’écrivent. Dans « Théorie et pratique du collectivisme oligarchique » – la brochure attribuée officiellement à Goldstein, l’ex-dirigeant devenu « ennemi du peuple », mais rédigée en réalité par O’Brien et ses pairs » –, on lit ceci :

La société océanienne repose en définitive sur la croyance que Big Brother est tout-puissant et le Parti infaillible. Mais si en réalité Big Brother n’est pas tout-puissant, et si le Parti n’est pas infaillible, une inlassable flexibilité des faits est à chaque instant nécessaire[16].

Soit. Mais, à tordre constamment les faits ou à les jeter aux oubliettes, les dirigeants totalitaires risquent de finir par perdre toute emprise sur le réel. Pour gouverner, ils ont besoin de tenir compte des faits et des événements, et d’en tirer les leçons. Les dirigeants auxquels Orwell prête sa plume en sont conscients « Le secret de la domination – lit-on quelques pages plus loin – est de combiner la foi en sa propre infaillibilité et la capacité de tirer les leçons de ses erreurs passées[17]. »

Les dirigeants totalitaires de l’avenir sauront-ils résoudre ce problème et comment ? Le roman laisse, comme il se doit, la question ouverte.

3. Une expérience de pensée féconde

Les historiens traitent exclusivement du passé. Quant aux théoriciens, s’ils bâtissent des hypothèses dont ils peuvent tirer des prévisions ou des projections, c’est sur le passé et le présent qu’ils doivent les étayer. Mais comment faire quand on est persuadé, comme Orwell, que la possibilité qu’émergent de nouveaux régimes totalitaires pourrait rester ouverte pendant des siècles, et que ceux-ci ne seront pas de simples répliques des modèles historiques connus, parce que leurs dirigeants trouveront des réponses aux problèmes légués par leurs prédécesseurs et imagineront des solutions inédites ?

Ni l’écrasement du nazisme, ni un possible affaiblissement ou effondrement du régime stalinien (sur lequel Orwell s’interroge en 1948, alors que celui-ci est à son apogée) ne signifient pour lui la disparition des régimes totalitaires. 1984 suggère, bien au contraire, que ces deux régimes pourraient être les premiers représentants – les deux souches principales – d’une espèce appelée à se reproduire et à proliférer sous forme de divers variants, bien plus nocifs et difficiles à combattre parce que leurs dirigeants seront plus cyniques, plus conscients de ce qu’ils sont et de ce qu’ils veulent, mieux informés et plus intelligents. Pour le dire dans un langage qui n’est pas le sien, Orwell est convaincu qu’il existe une dynamique historique du totalitarisme. Encore une fois, cette dynamique ne résulte pas de tendances impersonnelles (économiques, sociales, techniques, idéologiques) mais d’une succession d’inventions politiques : d’initiatives prises par des groupes d’individus assoiffés de pouvoir, désireux et capables, dans les conditions du monde moderne, d’inventer de nouvelles formes de domination.

Cette dynamique historique est mondiale. Ce qu’Orwell ose regarder en face et prendre au sérieux, c’est l’éventualité que, dans un futur pas trop éloigné, toute forme de démocratie politique et de société libérale ait disparu à tout jamais de la surface de la Terre – une perspective inimaginable pour les penseurs socialistes de tout bord comme pour les libéraux d’hier et d’aujourd’hui : elle est hors de leurs cadres de pensée. Il avance cette idée dès 1936, devant la montée des fascismes :

Le fascisme est aujourd’hui un mouvement international, ce qui veut dire non seulement que les nations fascistes peuvent s’associer dans des buts de pillage, mais aussi qu’elles tendent […] vers l’instauration d’une hégémonie mondiale. Car à l’idée d’un État totalitaire commence à se substituer sous nos yeux celle d’un monde totalitaire[18].

Au printemps 1940, après la signature du pacte entre les régimes communiste et nazi, sa vision s’élargit et se renforce : « Les deux régimes, partis de points diamétralement opposés, convergent rapidement vers un même système – une forme de collectivisme oligarchique[19]. » Et c’est fin 1943, à l’issue de la conférence de Téhéran au cours de laquelle Churchill, Roosevelt et Staline ont commencé le partage du monde en zones d’influence que, de son propre aveu[20], lui serait venue l’idée d’écrire 1984 où le monde est divisé en trois blocs, tous devenus totalitaires.

Les régimes qui pourraient naître d’une telle dynamique, comment les décrire, les comprendre, et même tout simplement en parler ? Ils n’existent pas encore et, surtout, il est impossible de savoir parmi les traits caractéristiques de leurs prédécesseurs, lesquels ils conserveront ou abandonneront, lesquels ils feront évoluer, et comment ils essaieront de résoudre les problèmes face auxquels ceux-ci ont échoué. Et, puisqu’ils naîtront d’une succession d’inventions et de réinventions, il n’y a guère de sens à dresser des catalogues ou à prolonger des courbes.

Une voie possible est de construire en littérature l’équivalent de ce qu’on appelle dans les sciences de la nature une expérience de pensée. Pour essayer de comprendre un phénomène beaucoup trop complexe et mal connu, on s’en donne mentalement une version simplifiée : on le dépouille d’une masse de traits secondaires, on ne retient que certains paramètres supposés cruciaux, on dessine entre eux des relations claires, et, toujours mentalement, on place cet exemplaire simplifié dans des conditions optimales. Puis on essaie d’imaginer ce qui se passe. C’est exactement ce que fait Orwell quand il écrit 1984.

On pourrait aussi comparer son travail à celui d’un biologiste qui, pour comprendre comment fonctionne une lignée de virus ou de cellules malignes susceptibles d’évoluer, prélève des virus ou des cellules souches sur des animaux ou des humains, puis par diverses manipulations en laboratoire, crée un variant spécifique singulier. Il pourra ensuite confronter ce variant qu’il a fabriqué, et dont il connaît par conséquent les mécanismes internes, avec tous les autres qui continuent de proliférer dans la nature, et, par ce moyen, être mieux à même de les comprendre et surtout les combattre. Il importe de le souligner : le variant orwellien de régime totalitaire n’est nullement un modèle, un archétype, ni la représentation d’une essence. Il est un spécimen unique, réalisable à Londres dans une génération. Il est doté de caractéristiques singulières, qu’Orwell a sélectionnées dans une large mesure en raison de leur potentiel satirique[21], ce qui le rend propre à favoriser sa comparaison avec les spécimens historiques, passés, présents ou futurs.

Une objection viendra peut-être ici à l’esprit du lecteur : mais qu’est-ce qui nous assure que le spécimen artificiel et rudimentaire de société totalitaire fabriqué par Orwell, produit de son expérience de pensée, peut nous offrir sur ces sociétés, dans leur réalité et leur complexité, autre chose que des idées simplistes et superficielles, certes intellectuellement plaisantes, mais guère pertinentes et, au bout du compte, plus ou moins trompeuses ?

Dans son principe, la réponse est très simple ; dans la pratique, elle ouvre un vaste champ de recherche et de réflexion.

Pour décider si une hypothèse scientifique est pertinente, le meilleur moyen est de la confronter à des phénomènes nouveaux, qui n’ont pas été pris en compte quand elle a été formée (par exemple, parce qu’ils n’avaient pas encore été observés). Si elle fonctionne aussi dans ces cas-là, apportant par là-même des connaissances nouvelles, on peut alors l’estimer féconde et corroborée. 1984 peut être testé de la même manière. Il est possible aujourd’hui de confronter ce roman [1] à tous les régimes totalitaires nés après sa parution (ils sont nombreux, à commencer par la Chine) ; [2] à tous les régimes autoritaires qui utilisent, pour s’emparer des esprits, des stratégies totalitaires semblables à celles décrites dans le roman (de la Russie à l’Iran, les exemples ne manquent pas) ; [3] au travail de sape mené au sein des démocraties libérales par des organisations puissantes (financières, industrielles, médiatiques, politiques) pour détruire le concept de vérité, capturer et dévoyer les institutions scientifiques et les circuits d’information, et transformer un à un tous les espaces démocratiques en zones sous contrôle totalitaire.

Conduire un pareil test avec rigueur serait un travail considérable qui exigerait vraisemblablement plusieurs livres. Je m’en tiendrai ici à esquisser quelques suggestions pour une étude qui pourrait s’intituler « Orwell en Chine » ou « Xi Jinping aurait-il lu 1984 ? »

[1] O’Brien déclare : « Le but du pouvoir, c’est le pouvoir. » Bon nombre de ceux qui ont un peu étudié la politique du PC chinois s’accordent pour dire que son but premier et ultime, auquel il serait prêt à sacrifier tous les autres, est le maintien et le renforcement de son pouvoir sur la société chinoise et sur tous les Chinois[22].

[2] Le Parti de 1984 traite l’économie et l’idéologie comme de simples moyens de la domination politique, que l’on peut plier à volonté selon les exigences de celle-ci. Il est difficile de ne pas voir le passage à l’économie de marché sous Deng Xiaoping comme une application de ce principe. Ceux qui avaient interprété ce retournement économique comme les prémices d’une transformation démocratique ont vu leurs illusions brisées au printemps 1989 sur la place Tian’anmen.

[3] Tous les économistes et sociologues s’accordent pour dire que la société chinoise est une des plus inégalitaires qui soient, entre les milliardaires dont le nombre ne cesse de croitre et des classes populaires pauvres et privées de droits (pour ceux qui auraient encore des illusions, Xi a récemment vilipendé l’État-providence : il conduit à la paresse). On lit à plusieurs reprises dans 1984 que le rejet de toute forme d’égalité est à la fois le but et le principal ressort du pouvoir totalitaire : le régime se proclame socialiste, mais, se disent entre eux les membres du Parti, « les prolétaires ne sont pas des humains ».

[4] J’ai cité plus haut cette phrase du roman : « Le secret de la domination est de combiner la foi en sa propre infaillibilité et la capacité de tirer les leçons de ses erreurs passées[23]. » En déboulonnant Staline comme ils l’ont fait à partir de 1956, les communistes russes n’ont pas su gérer ce problème : ils ont détruit la foi dans leur infaillibilité. Les Chinois les ont immédiatement critiqués et quand, 35 ans plus tard, sous Gorbatchev, le PC soviétique a fini par perdre le pouvoir, ils ont considéré que cet effondrement était déjà en germe dans le rapport Khrouchtchev. En Chine, Deng, puis Xi dans son sillage, ont résolu de la façon suivante le problème pointé par Orwell : ils ont maintenu en place les statues de Mao et déclaré que le Grand Timonier avait eu raison à 70%, tort à 30% seulement. C’est une invention politique remarquable : elle garantit que le Parti a toujours eu plus raison que tort (le bilan est toujours « globalement positif ») et, surtout, elle laisse à chaque étape le Parti d’aujourd’hui faire le tri et décider de ce qui était juste et de ce qui était erroné dans la politique passée. D’un côté, le Parti accepte de n’avoir pas été infaillible dans le passé, ce qui lui permet de tirer les leçons de ses erreurs (la Révolution culturelle, notamment). Mais, comme il est le seul à savoir quelles sont les erreurs qu’il a pu commettre et à avoir le droit de les nommer, il reste l’unique juge de sa propre histoire, et récupère une forme d’infaillibilité : nous ne sommes pas infaillibles, certes, mais au bout du compte nous le sommes quand même.

Je pourrais continuer longtemps : surveillance omniprésente, police de la pensée, contrôle de la réalité, novlangue, « folie contrôlée », etc. Entendons-nous bien. Il n’y aurait aucun sens à prétendre que la Chine de Xi a été prophétisée, prédite ou anticipée par Orwell. Pour montrer l’absurdité d’une pareille idée, il suffit de se rappeler que le progrès technique, la modernisation économique et l’accroissement de la richesse n’entrent aucunement dans les visées des dirigeants de l’Océanie : on y laboure avec des charrues tirées par des chevaux et l’économie est en recul par rapport à ce qu’elle était en 1914. C’est assurément une charge satirique contre l’idée que le développement économique et le progrès technique décident de tout. Mais, les khmers rouges sont allés extrêmement loin dans cette direction et le variant qu’ils ont inventé s’est révélé particulièrement féroce : en quatre ans à peine, il a exterminé entre 1,5 et 2 millions de Cambodgiens et arasé une société tout entière.

Une grande vertu de l’expérience de pensée romanesque comme instrument de connaissance réside dans sa souplesse et son ouverture aux innovations historiques dans leur diversité. Quand ils bâtissent des modèles, des archétypes ou des idéal-types, les théoriciens en général, et les philosophes en particulier, courent constamment le risque d’essentialiser, s’interdisant par là d’imaginer de nouveaux possibles. Si l’on accepte l’idée que les systèmes totalitaires ne relèvent pas du passé, mais qu’ils sont bien au contraire des régimes d’avenir – et que l’avenir des régimes démocratiques eux-mêmes dépend de leurs capacités à se prémunir, en leur sein, contre « les idées totalitaires [qui] ont partout pris racine dans les esprits des intellectuels[24] » et contre les pratiques qui en découlent – 1984 pourrait nous offrir quelques étincelles d’intelligence politique sur notre situation dont nous ne trouverons pas l’équivalent dans les meilleurs traités de philosophie et de politologie dont nous disposons.


Cet article a été initialement publié le 15 mars 2022 dans Loxias n°76 (http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=9942 ). Je remercie Frédérik Detue de m’avoir invité à collaborer à ce dossier « Orwell dans le domaine public : retour à l’oeuvre ».


[1]George Orwell, Mil neuf cent quatre-vingt-quatre, traduction et édition de Philippe Jaworski, Gallimard Folio, 2020/2021, p. 18.

[2]Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010, p. 522.

[3]Hanna Arendt, Les Origines du totalitarisme [1951], édition établie sous la direction de Pierre Bouretz, Gallimard, 2002.

[4]Claude Lefort, La Complication. Retour sur le communisme, Fayard, 1999.

[5]George Orwell, Une vie en lettres, traduit de l’anglais par Bernard Hœpffner, Agone, 2014, p. 464.

[6]Evgueni Zamiatine, Nous, traduit du russe par Irène Henry, Actes Sud, 2017.

[7]George Orwell, Dans le ventre de la baleine et autres essais, Ivréa & L’Encyclopédie des nuisances, 2005, p. 195.

[8]Jack London, Le Talon de fer, traduit par Philippe Mortimer. Libertalia, 2018, chapitre V, « Les Philomathes », p. 126-127.

[9]George Orwell, 1984, III, 2.

[10]George Orwell, 1984, III, 2.

[11]« Où meurt la littérature » [1946), in Orwell, Tels, tels étaient nos plaisirs et autres essais, Ivréa & L’Encyclopédie des nuisances, 2005, p. 120. Ce jugement d’Orwell est aux antipodes de celui d’Arendt : « Les camps de concentration sont […] l’idéal exemplaire de la domination totale en général. […] Le camps de concentration et d’extermination sont la véritable institution centrale du pouvoir d’organisation totalitaire. » (Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 783 & 784) Cette différence majeure entre les idées de l’essayiste et romancier britannique et celles la philosophe allemande (et il y en a d’autres) semble avoir échappé à Claude Lefort qui, dans son seul texte consacré à Orwell, après avoir brièvement résumé « le squelette de théorie » de 1984 (et avant de passer à une analyse virtuose de la psychologie profonde du personnage de Winston) renvoie succinctement son lecteur à Arendt : « Orwell a formulé, me semble-t-il, nombre de thèmes qui furent traités à la même époque par Hannah Arendt, notamment dans l’avant-dernier chapitre de son ouvrage sur les Origines du totalitarisme. » (« Le corps interposé. 1984 de George Orwell », in Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992, p. 17 (cet article avait été initialement publié dans la revue Passé-Présent, no3, 1984).

[12]George Orwell, 1984, I, 3.

[13]George Orwell, 1984, III, 2 & 3.

[14]« Réflexions sur la Guerre d’Espagne », § IV [1942], in George Orwell, Dans le ventre de la baleine et autres essais, Ivrea & L’Encyclopédie des nuisances, 2005, p. 308.

[15]J’emprunte cette expression à Jacques Bouveresse, qui l’emploie dans un tout autre contexte (« La puissance du faux et la valeur du vrai », in Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Agone, 2006, p. 9-37.)

[16]George Orwell, 1984, II, 9.

[17]George Orwell, 1984, II, 9.

[18]George Orwell, Le Quai de Wigan, traduit de l’anglais par Michel Pétris, Ivréa, 1995, p. 242.

[19]« Recension de The Totalitarian Enemy, de Franz Borkenau » [mai 1940] in George Orwell, Essais, articles et lettres Ivréa & L’Encyclopédie des Nuisances, 1995-2001, vol. II, p. 36.

[20]Lettre à Roger Senhouse du 26 décembre 1948, in George Orwell, Une vie en lettres, op. cit., p. 550.

[21]Orwell a dit à diverses reprises de son roman que c’était une satire. L’élément satirique est, dans 1984, un autre nœud où s’articulent littérature, philosophie et politique. Il est bien davantage reconnu et commenté que l’élément fantastique. C’est pourquoi, dans les limites du présent article, j’ai choisi de n’en pas parler.

[22]Parmi les auteurs les plus clairs et les plus fermes sur ce point, on peut citer Stein Ringen (The Perfect Dictatorship. China in the 21st Century, Hong Kong UP, 2016) et Alice Ekman (Rouge vif. L’idéal communiste chinois, éditions de l’Observatoire/ Humensis 2020 ; Flammarion 2021).

[23]George Orwell, 1984, II, 9.

[24]« Deux déclarations sur 1984 », in George Orwell, Écrits politiques, Agone, 2010, p. 358.