Rationalité, vérité & démocratie

Ce dont la réalité décide. Remarques sur la vérité dans les sciences

Ce dont la réalité décide

Il est difficile de ne pas sursauter quand on lit, sous la plume de Bruno Latour dans La science en action, des affirmations comme les suivantes : « Même si vous avez écrit un article qui prouve de manière définitive que la Terre est creuse ou que la Lune est faite en fromage de Roquefort, cet article ne sera pas définitif tant qu’il ne sera pas repris par d’autres et utilisé ultérieurement comme un fait établi. Vous avez besoin d’eux pour faire de votre article un article décisif. […] Nous avons besoin des autres pour transformer un énoncé en un fait. Le premier moyen et le plus simple – de trouver des gens qui vont immédiatement adhérer à l’énoncé, investir dans le projet ou acheter le prototype consiste à forger l’objet de façon qu’il corresponde à leurs intérêts explicites. »

Dans le glissement, auquel on a affaire en l’occurrence, de ce qui est un constituant du langage (l’énoncé) à un constituant de la réalité (le fait), la trivialité de départ, que personne ne pourrait songer à contester, est qu’il est impossible de se référer à un fait sans passer par un énoncé qui le décrit, et le tour de passe-passe consiste à la traiter comme si ce qu’elle constate équivalait à dire qu’au lieu de parler d’un fait, on peut tout aussi bien parler d’un énoncé factuel, une affirmation qui, malheureusement, n’a rien de trivial et constitue même une absurdité patente. Pour qu’une chose en vienne à être considérée comme un fait scientifiquement établi, il faut effectivement que les scientifiques réussissent à se mettre d’accord pour répondre positivement à la question de savoir si elle doit ou non être reconnue comme un fait de cette sorte. Mais le pouvoir de décider de ce qui doit être reconnu comme un fait établi, à l’issue d’un processus qui ne peut effectivement pas rester strictement individuel et qui se révèle la plupart du temps compliqué et incertain, n’a rien à voir avec celui de décider de ce qui est un fait et de ce qui n’en est pas un, une chose que, n’en déplaise à Latour, il incombe en principe bel et bien à la réalité ou à la nature, comme on les appelle, et à elles seules de décider : si la Terre n’est pas creuse et la Lune pas faite de fromage de Roquefort, ce n’est pas nous qui avons décidé qu’elles ne l’étaient pas, mais la réalité, telle que nous estimons être parvenus à la connaître.