Rationalité, vérité & démocratie

Hypothèses pour une raison sobre

Jean-Jacques Rosat (septembre 2017)

§ 1

Partons de la maxime kantienne des Lumières : « Aie le courage de te servir de ta propre raison. » Que nous dit-elle sur la raison ?

– Qu’elle est un instrument dont les humains peuvent se servir. La raison n’est ni un principe, ni une fin, ni un fondement, ni une valeur, mais une capacité dont ils disposent : celle de poser la question « pourquoi ? », d’y proposer des réponses (de « donner des raisons ») et d’évaluer celles-ci.

– Que cette capacité est à la fois universelle (tous les humains en disposent) et irréductiblement personnelle (« ta propre raison »). C’est moi qui me sers de ma raison. Aucune puissance – intellectuelle, politique, religieuse, morale, philosophique – ni personne d’autre ne peut le faire à ma place.

– Que de cet instrument, chacun est libre de se servir ou non. Cela dépend de sa volonté : « Aie le courage ! Ose ! ». C’est pourquoi Bouveresse préfère généralement la variante ironique de la maxime qu’a donnée Lichtenberg : « Une des applications les plus étranges que l’homme ait fait de la raison est sans doute celle de considérer comme un chef d’œuvre le fait de ne pas s’en servir, et, né ainsi avec des ailes, de les couper et de se laisser tomber comme cela du premier clocher venu[1]. »

– Que, comme de tout instrument, les humains peuvent bien user de leur raison ou mal s’en servir. Il y a de bons usages de la raison, et il y en a de mauvais. Et ils peuvent aussi fausser l’instrument, le gauchir.

§ 2

Les jeux de langage du « Pourquoi ? / Parce que » sont de deux sortes. Il y a ceux où l’on cherche des causes, et ceux où l’on demande des raisons.

« Pourquoi ce phénomène se produit-il, pourquoi cet événement a-t-il eu lieu, pourquoi les choses sont-elles ainsi ? » On est à la recherche de raisons explicatives. Et la réponse consiste à fournir la ou les causes (quand on les connaît) du phénomène, de l’événement ou de l’état de choses en question.

« Pourquoi tiens-tu ceci pour vrai, pourquoi crois-tu cela ? Pourquoi as-tu choisi ceci, pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi juges-tu ce comportement immoral, pourquoi estimes-tu cette décision politique nocive ? » On demande des raisons justificatives. Et la réponse consiste à fournir (quand on en a) des raisons qui puissent justifier la croyance, l’action, le choix, le jugement.

Bien que ces deux familles de jeux de langage aient des grammaires extrêmement différentes, elles ne sont pas sans avoir des relations entre elles, et celles-ci sont vite complexes : pour être reconnue valable, une explication causale doit être justifiée ; et si une action est véritablement accomplie pour une certaine raison, celle-ci doit être reconnue également comme la cause (ou une des causes) de cette action. Il existe sur ces différences et sur ces relations une littérature philosophique considérable et de grande valeur.

§ 3

Cette distinction entre raisons explicatives (ou causes) et raisons justificatives (ou raisons tout court) est cruciale. Bouveresse l’affirme clairement : « La distinction entre les causes psychologiques, psychanalytiques et autres [économiques, sociologiques, culturelles, historiques, etc.] de la croyance et de l’action et les raisons objectives qui les justifient est le postulat de base sur lequel repose toute espèce de rationalisme[2]. » Cette différence logique décisive, dont tout découle, a été clairement posée par Frege : « Les causes qui provoquent simplement le jugement […] peuvent conduire aussi bien à l’erreur qu’à la vérité ; elles n’ont pas du tout de relation interne à la vérité ; elles se comportent de façon indifférente par rapport à l’opposition du vrai et du faux[3]. » À la différence des causes, explique Bouveresse « les raisons ont une relation interne à la vérité et peuvent justifier la croyance parce qu’elles garantissent la vérité de la proposition qui est crue ou, en tout cas, augmentent sérieusement ses chances d’être vraie[4]. » Et c’est cette relation interne à la vérité qui fait de ces raisons justificatives des raisons objectives. Comme il le précise encore : « Bien qu’elles n’agissent qu’en devenant à un moment donné des raisons pour quelqu’un, [les raisons] sont en elles-mêmes impersonnelles et indépendantes des circonstances, du lieu et du moment[5]. »

Prenons deux exemples.

La théorie thermodynamique, essentielle à la physique moderne, est née au xixe siècle, à l’âge de la machine à vapeur, et la révolution industrielle est sans doute une des causes qui ont rendu possible son émergence. Mais les raisons pour lesquelles les physiciens contemporains s’appuient sur elle n’ont rien à voir avec cette histoire causale. Les raisons qu’ils ont de tenir cette théorie pour vraie, c’est la masse et l’extraordinaire précision des expériences, des calculs, des raisonnements et des prédictions confirmées qui la corroborent. Comme l’a bien expliqué Ian Hacking, « les équations de Maxwell et la deuxième loi [de la thermodynamique] ne charrient en elles aucun élément de leur propre histoire[6]. »

L’esclavage était pour les Grecs anciens une institution qui allait de soi, ou presque. Mais si nous le jugeons, nous autres modernes, illégitime, ce n’est pas simplement parce que nos mentalités ont changé et que, juste pour les Grecs, il serait devenu injuste pour nous. Ce serait soumettre notre jugement à l’arbitraire et au relativisme historique. Nous sommes en droit d’affirmer que l’esclavage est injuste en lui-même, et qu’il l’a toujours été, même et déjà dans l’antiquité grecque. Et cela parce que nous sommes en mesure de démontrer qu’aucun argument ne saurait le justifier : ainsi, l’argument d’Aristote qu’il y aurait des hommes nés pour commander et d’autres pour obéir est injustifié et faux. Ce ne sont donc pas seulement des causes historiques qui nous conduisent à condamner l’esclavage, mais aussi et avant tout des raisons objectives et universellement valables. L’esclavage est rationnellement injustifiable, et Aristote a tort.

La négligence ou la négation de cette distinction fondamentale entre les causes et les raisons (commune dans les diverses variantes d’historicisme, de sociologisme, de psychologisme, et lieu commun des philosophies postmodernes) n’est pas fatale seulement pour l’idée de raison : elle est fatale à son usage par tout un chacun.

Pour que les raisons puissent être objectivement évaluées, il est nécessaire qu’existe un espace des raisons où elles puissent être exposées, débattues, critiquées, évaluées et jugées comme telles, le plus indépendamment possible des causes psychologiques, sociologiques, économiques, historiques qui ont pu contribuer à leur production et à leur succès, le plus indépendamment possible aussi de l’identité de leurs auteurs et de leur prestige social ou personnel. Une des conditions de la rationalité dans les sciences et du progrès de la connaissance est que les institutions scientifiques se dotent de règles en ce sens et soient capables de les faire respecter. De telles règles sont également indispensables dans tous les espaces intellectuels où circulent des informations, des idées et des arguments, notamment dans la vie publique, dans l’espace politique et dans celui des médias. Les débats récents autour de la « post-vérité » n’ont fait que souligner combien la démocratie a besoin d’un tel espace des raisons, et combien il est difficile de le préserver et faire vivre celui-ci.

§ 4

Le domaine dans lequel il y a un sens à demander des raisons est beaucoup plus restreint que celui de la recherche des causes.

La recherche des causes est sans limite. Il n’y a rien à propos de quoi il soit illégitime de demander « pourquoi ? » si on entend par là : « quelles causes font (ou ont fait) que cette chose existe (a existé) ; quelles causes font (ou ont fait) qu’elle est comme elle est (qu’elle a été comme elle a été) ? » Les réponses peuvent être difficiles, extrêmement complexes, ou tout simplement impossibles à donner en l’état de notre savoir. Mais la recherche des causes est légitime et a un sens en toute circonstance.

La demande de raisons justificatives, en revanche, n’est applicable (a) qu’à ce que des hommes, d’une part, croient, assertent et pensent ; d’autre part, (b) à ce qu’ils font, ou ont fait ; enfin, (c) dans une certaine mesure (et dans une certaine mesure seulement) aux résultats de leurs actions : aux institutions, aux productions, aux œuvre que les hommes ont établies, fabriquées et créées.

Il y a des raisons qui justifient les croyances : des raisons de croire ; il y a des raisons qui justifient les actions : des raisons d’agir ; et, par conséquent, les produits de l’action humaine ont des raisons qui justifient leur existence : des raisons d’être, en tant qu’ils ont été humainement produits et continuent d’être utilisés par les humains. – Soyons plus précis sur ce dernier point : ce qui, à proprement parler, a une raison, c’est la création de la chose, son maintien dans l’existence (dans la mesure où celui-ci exige des actions humaines), et sa non destruction au profit d’autres choses. Une maison en ruine et abandonnée depuis longtemps, ou une loi désuète inappliquée depuis des décennies n’ont plus aucune raison d’être (sauf bien sûr si quelqu’un réaménage et réutilise la maison à ses fins, ou si un juge trouve à la vieille loi un nouveau domaine d’application).

Mais sitôt qu’on sort du cercle des croyances, des actions humaines et de leurs produits, il n’y a aucun sens à demander des raisons justificatives. De l’existence et de la structure d’une étoile, d’un atome, d’un arbre, d’un animal, d’un tremblement de terre, ou de la disparition des dinosaures, il y a un sens à demander les causes. Mais il n’y a pas de sens à en demander la ou les raisons. Hors du cercle de la pensée et de l’action humaine, et de leurs produits, rien n’a de raison d’être.

Les conséquences de cette remarque sont considérables.

§ 5

Il n’y a pas de raison (justificative) de l’être en général, ni du tout. Des interrogations comme « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » ou « pourquoi y a-t-il un Univers (une totalité de ce qui est) ? » ou « pourquoi l’Univers est-il comme il est ? » n’ont pas de sens et sont des pseudo-questions. Et ce qu’on croit être la réponse à ces questions, l’affirmation de l’existence d’un Être (Dieu) qui serait à la fois cause et raison de l’Univers, est une pseudo-réponse : car les mêmes ‘questions’ dépourvues de signification pourraient être à nouveau posées à son sujet : « pourquoi y a-t-il un Dieu plutôt que rien ? » ou « pourquoi est-Il comme il est ? » – Ce n’est pas qu’il y aurait un ‘mystère de l’Être’ ou un ‘mystère de Dieu’. Personne ne parle d’un ‘mystère du plus grand de tous les nombres entiers’. Il n’y a, tout simplement, pas plus de sens à se demander « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » qu’à se demander « quel est le plus grand de tous les nombres entiers ? »

Il n’y a pas de raison justificative dans la nature, dans les processus sur lesquels l’action humaine n’intervient pas.

Il n’y a pas non plus de raison qui gouverne ou justifie l’histoire humaine. Les événements humains résultent d’enchevêtrements de causes et de raisons, mais il n’existe pas de raison supérieure qui surplomberait l’histoire et excéderait les intentions et les motivations des individus humains.

S’il est essentiel aux événements humains qu’ils résultent d’actions intentionnelles, leur occurrence, leur réalisation et leurs conséquences échappent le plus souvent aux intentions et aux raisons des agents. Dès qu’on a affaire à des événements complexes qui engagent plusieurs acteurs, il se produit autre chose que ce qu’ils visaient. À mesure que les acteurs sont nombreux et différents, et que les évènements ou les choses durent longtemps, les raisons deviennent de moins en moins justificatives, et principalement voire exclusivement causales et explicatives. Cela ne veut évidemment pas dire que les intentions humaines ne se réalisent jamais. Bien au contraire. Mais dès qu’on est dans le domaine de la vie sociale et collective, les événements échappent toujours plus ou moins aux intentions des acteurs

Il n’y a pas de raison supérieure derrière ces processus : il n’y a pas de ruse de la raison. Même quand « tout se passe comme si », c’est une illusion finaliste. Exactement comme certaines séquences de processus darwiniens peuvent donner l’illusion d’une finalité inscrite dans la nature. Mais il n’y a pas plus de finalité inscrite dans le cours des événements humains qu’il n’y en a dans la nature. Il y a des raisons humaines agissant dans l’histoire, mais il n’y a pas de Raison dans l’histoire.

§ 6

Justifier est un acte intellectuel par lequel sont mis en relation un objet, une fin, une situation, et des règles et critères.

[1] On justifie quelque chose : une croyance, une assertion descriptive, une action, un jugement technique, moral, politique, esthétique ; c’est qui fait l’objet de la justification.

[2] On justifie eu égard à une fin ou à une valeur : la vérité de la croyance, l’efficacité de l’action, son utilité, sa finalité (le bien, la liberté, l’égalité ou la solidarité, la beauté, etc.), etc.

[3] On justifie à partir d’une situation donnée ou, plus précisément, à partir d’un état des choses donné et des informations dont on dispose sur lui (des connaissances et des croyances vraies ou fausses que l’on a). Cet état des choses, c’est, dans les sciences, ce qu’on appelle l’état de la question ; en droit ou en morale, le cas auquel on est confronté ; en politique, la situation, etc.

[4] On justifie enfin selon des types de raisonnements et selon des règles, selon des procédures et des critères, qui sont appropriés au problème posé : par exemple, raisonnements et calcul en mathématiques, hypothèses et tests dans les sciences de la nature, raisonnement (ou syllogisme) pratique dans le domaine de l’action en général, calcul du meilleur et procédures d’optimisation face à toutes sortes de problèmes économiques ou techniques, etc. Bien entendu, les réponses à la question : « quels types de raisonnements, quelles règles, quelles procédures et quels critères sont appropriés à chaque type de problème (c’est-à-dire appropriés à la fois à tel objet, à telles fins et tel genre de situation) ? » font l’objet elles aussi de justifications rationnelles. Autrement dit, les types de raisonnements, les règles, les procédures et les critères selon lesquels s’opèrent les justifications peuvent et doivent eux-mêmes faire l’objet de justifications.

Par conséquent, contrairement à des présentations caricaturales qui ont pu être faites, aussi bien par des ennemis que par de faux amis de la raison, il n’y a certainement pas de méthode unique de justification applicable à tous les cas et à tous les types de problème. Mais ce pluralisme n’implique aucune espèce de relativisme. Il ne saurait légitimer ou justifier n’importe quelle procédure de justification : de même qu’il y a, pour une croyance ou une action de bonnes et de mauvaises raisons, il y a des procédures de justification des actions (techniques, morales, politiques, etc.) qui sont elles-mêmes solidement justifiées, d’autres qui le sont moins, et d’autres enfin qui ne le sont pas du tout. Par exemple, on a d’excellentes raisons de penser que, pour savoir qui est l’assassin, il vaut mieux s’appuyer sur les empreintes digitales et les tests ADN que sur l’ordalie ; ou, pour connaître l’âge de la Terre, sur la datation radiométrique que sur les chronologies bibliques.

§ 7

« Une raison, dit Wittgenstein, ne se laisse donner qu’à l’intérieur d’un jeu. Or la chaine des raisons a une fin, à la limite du jeu[7] ».

Ici encore, causes et raisons diffèrent radicalement. La recherche des causes enclenche une régression potentiellement infinie : une fois qu’on connaît les causes d’un fait ou d’un événement, on peut toujours demander quelles causes ont engendré ces causes ; on ne connaît pas toujours la réponse, mais il y a toujours un sens à poser la question. En revanche, toute recherche de raisons justificatives bute rapidement sur le socle de l’injustifié. « Nous ne pourrions jamais donner de raisons, explique Bouveresse, s’il n’y avait des raisons que nous utilisons sans en demander raison, qui sont bonnes en elles-mêmes, et non pas pour d’autres raisons, qui justifient sans avoir à être justifiées (des concepts, des règles, des étalons, des critères, des « conventions », etc.). Nous ne pouvons répondre à la question “Pourquoi croyons-nous ou disons-nous ou faisons-nous cela ?” dans certains cas que pour autant que nous n’y répondons pas, qu’elle n’a pas de sens, dans d’autres cas[8]. »

Il n’en découle aucun arbitraire, ni aucun scepticisme ou relativisme. Comme l’explique encore Bouveresse : « Ce serait évidemment une erreur de conclure de cela que toutes les croyances sont en fin de compte également arbitraires et qu’il est parfaitement vain d’essayer de justifier l’une quelconque d’entre elles. Le fait que, comme le dit Wittgenstein, la chaîne des raisons a une fin n’autorise en aucune façon à conclure qu’il n’y a jamais de raisons. C’est au contraire justement parce que la chaîne des raisons s’arrête à un moment donné qu’il peut y avoir et que l’on peut donner des raisons[9]. »

Cette idée soulève des questions nombreuses et difficiles. On s’en tiendra ici à une de ses conséquences : la raison, seule et par elle-même, n’est le fondement de rien, et surtout pas d’elle-même. Elle est un instrument indispensable à quiconque veut montrer le bien-fondé d’une idée, d’un jugement ou d’un acte. Mais l’instrument n’opère pas à partir de rien, ni uniquement à partir de lui-même.

§ 8

Une croyance ou une action, avons-nous dit plus haut, se justifie toujours eu égard à une fin. Mais les fins ultimes de l’action humaine sont hétérogènes et irréductibles les unes aux autres. Nous n’avons aucune raison de croire qu’elles sont logiquement compatibles, et toutes les raisons de postuler qu’elles ne le sont pas. Affirmer qu’elles sont toutes compatibles, ou hiérarchiquement ordonnées, ou réductibles à l’une d’entre elles qui serait le Bien suprême relève d’un hyper-rationalisme injustifiable, et donc d’un pseudo-rationalisme.

L’argument est le suivant.

(a) Il n’y a aucune raison de penser que, parmi les diverses fins des actions humaine (la liberté, l’égalité, la justice, la solidarité, la sécurité, le bonheur, etc.), il y en aurait une dans laquelle toutes les autres  pourraient être converties (c’est-à-dire dans les termes de laquelle elles pourraient être entièrement redéfinies, sur le modèle : « le ‘vrai’ bonheur et la ‘vraie’ égalité, c’est la liberté »), ou dont elles ne seraient toutes que des moyens (sur le modèle : « la liberté n’est que le moyen d’arriver au bonheur »). La pluralité et l’hétérogénéité des fins ultimes sont irréductibles.

(b) Il n’y aucune raison de penser qu’il devrait y avoir une hiérarchie raisonnée et justifiée des fins, grâce à laquelle on pourrait savoir, à tout moment, entre deux fins en conflit, laquelle est supérieure et doit être poursuivie plutôt que l’autre (un principe qui nous dirait qu’en toute circonstance, il faut, par exemple, préférer la liberté à la sécurité, ou l’inverse).

(c) Il n’y a aucune raison de penser que toutes les fins ultimes devraient être compatibles entre elles et que tout conflit entre deux fins ultimes ne pourrait résulter que d’une erreur ou d’une doctrine erronée : bref, que la raison nous garantirait un monisme des fins.

(d) Nous avons, en revanche, toutes les raisons de penser que chaque fois que les hommes veulent pousser jusqu’au bout les conséquences d’une de leurs fins ultimes, ils sont amenés à contrecarrent et à nier une ou plusieurs autres fins, et qu’il ne peut donc pas – conceptuellement – exister de fin ultime ni de hiérarchie des fins, et que toutes les fins ne sont pas compatibles entre elles.

Qu’elles soient incompatibles entre elles ne veut pas dire qu’elles seraient inconciliables. Mais la conciliation veut dire que, pour rendre justice à chacune des fins bonnes, il faut accepter de ne pas toutes les satisfaire jusqu’au bout ; et que le bon usage politique de la raison consiste justement dans cet art de concilier des fins logiquement incompatible.

Si cette thèse, avancée pour la première fois en 1958 par Isaiah Berlin dans son essai « Deux concepts de liberté[10] », est correcte, elle a des conséquences considérables.

[1] Il n’y a pas et ne peut pas y avoir de Bien suprême ou, pour parler comme Platon dans la République, d’idée du Bien : il n’y a pas de fin supérieure qui transcenderait toutes les autres, ou vers laquelle elles seraient toutes convergentes, ou à laquelle elles seraient toutes hiérarchiquement subordonnées.

[2] La raison ne peut pas produire l’idée ou le modèle d’un ordre social et politique intégralement justifié. L’idée d’une société idéale ou d’un système politique idéal n’a pas de sens. Non parce qu’elle serait irréalisable, mais parce qu’elle est incohérente : parce que satisfaire certaines fins ultimes implique nécessairement de ne pas en satisfaire d’autres ; et qu’il y aura toujours conflit au sujet des fins, non seulement entre les membres de cette société mais dans l’esprit et la volonté de chacun d’eux. Et la conception rousseauiste d’une volonté générale rationnelle, c’est-à-dire, d’une volonté unique à laquelle tous les hommes parviendraient en consultant, tous et chacun, la raison qui est en eux, est, pour les mêmes raisons, tout aussi incohérente.

[3] Si une telle idée est incohérente, il n’y a évidemment aucun sens à vouloir la réaliser dans le futur ; mais il n’y a surtout aucun sens à vouloir en faire une idée régulatrice, un modèle ou une norme pour les entreprises du présent. Si elle est incohérente, elle est nécessairement un mauvais outil de jugement, un mauvais instrument pour la justification de nos actions présentes.

§ 9

Il est possible et utile de distinguer entre des usages critiques et négatifs de la raison, et des usages constructifs et positifs : entre, si l’on veut, une raison négative et une raison positive – mais à condition de se rappeler qu’il s’agit de deux usages différents de la même raison.

La raison justificative peut servir d’abord à critiquer, discréditer et éliminer les croyances, les lois, les normes que certains voudraient faire valoir mais qui ne sont pas justifiées et n’ont pour elles aucune bonne raison, selon le principe du « il n’y a pas de raison que … ».

– « Il n’y a pas de bonnes raisons que tu me commandes ; ton ordre, ton pouvoir ne sont pas légitimes. » C’est le lien entre raison et liberté.

– « Il n’y a pas de bonne raison que tu aies des droits que je n’ai pas. » C’est le lien entre raison et égalité.

– « Il n’y a pas de bonne raison que tu fasses à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse. » C’est le lien entre raison et réciprocité, etc.

La dénonciation des diverses formes de tyrannie, d’oppression, d’injustice et d’inégalité, et donc la révolte contre elles, reposent massivement sur cet usage critique et négatif de la raison : les luttes pour l’égalité entre les Noirs et les Blancs, par exemple, ou entre les hommes et les femmes. Et je ne vois pas, d’ailleurs, sur quoi d’autre elles pourraient reposer. Pour le dire autrement : la raison, dans son usage critique et négatif, est un instrument indispensable de déligitimation de ce qui est illégitime, c’est-à-dire non justifié.

Mais la raison justificative a aussi des usages positifs ou constructifs, quand il s’agit de décider du plan d’une maison ou d’une ville, de la constitution d’un État ou de ses lois fondamentales, de la meilleure stratégie dans une guerre, de la meilleure manière de faire fructifier une entreprise économique, etc. Ici la raison est la capacité de répondre à deux questions :

(a) « Quel le meilleur choix, c’est-à-dire le mieux justifié ? » C’est l’usage de la raison comme capacité d’optimisation, comme calcul du meilleur. – Mais il n’y a pas plus de meilleur en soi que de bien en soi. Un choix n’est meilleur que par rapport à d’autres, et eu égard à la réalisation d’une (ou plusieurs) fin(s).

(b) « Quelle est la meilleure organisation ? Quel est le meilleur ordre ? » C’est l’usage de la raison comme capacité de mise en ordre. – Mais bâtir un ordre ou mettre en place le bon ordre n’est pas une fin en soi : un bon ordre (une organisation cohérente) n’est pas nécessairement un ordre bon (ordonné à des fins bonnes). Et il n’y a pas non plus d’ordre social qui soit bon en soi, puisqu’il n’y a aucune garantie que nous puissions faire tenir ensemble, d’une manière cohérente, toutes les fins ultimes que nous voudrions satisfaire. Une forme d’organisation sociale peut évidemment être la meilleure, mais seulement relativement à d’autres, eu égard à certaines fins, et par rapport à une situation et à des possibilités données.

§ 10

Il résulte de tout ce qui précède que la raison en elle-même n’est ni un principe, ni une fin, ni une autorité.

[1] La raison elle-même n’est pas un principe, et elle ne saurait en devenir un sans se trahir. Par elle-même, elle ne crée rien, n’engendre rien, ne produit rien. Elle n’est pas non plus par elle-même organisatrice ni calculatrice : ce sont chaque fois les hommes qui, en s’aidant d’elle, organisent ou calculent selon leurs fins, leurs critères, leurs procédures de justification, et qui font leurs choix. Pour tout dire : en elle-même la raison ne justifie rien. C’est nous qui justifions en produisant des raisons. Mais la raison ne produit pas de raisons : c’est nous qui les produisons, et les évaluons avec son concours.

Ainsi, de ce que l’homme est doté de raison, il ne résulte pas qu’il serait son propre créateur, ni la créature de sa propre raison (comme diverses philosophies, idéalistes et anti-naturalistes, l’ont affirmé). Tout nous invite, au contraire, nous autres humains à prendre la mesure de nos dépendances à l’égard de la nature : nous ne pouvons ignorer ni que nous faisons partie d’elle (nous sommes une espèce animale), ni les limites de nos pouvoirs face à la réalité. Un rationalisme sobre implique le réalisme et le naturalisme. Ce qui a été dit plus haut du caractère décisif de la distinction des causes et des raisons n’est nullement incompatible avec cette exigence naturaliste.

[2] La raison elle-même n’est pas une fin, et elle ne saurait en devenir une sans se trahir. C’est toujours eu égard à une fin (ou à une valeur) qu’on justifie un jugement ou action, mais la rationalité elle-même ne saurait être un but. On peut vouloir organiser plus rationnellement la société ou sa propre vie pour que puisse s’y réaliser certaines valeurs comme la liberté, la justice, la solidarité, la créativité, etc. Mais on ne peut pas vouloir la rationalité (de sa vie ou de la société) pour elle-même. Une vie rationnelle ou une société rationnelle ne sont pas des fins. Ce sont des fantasmes de toute-puissance. La recherche de la rationalité pour elle-même, dans le rapport entre les hommes et la nature comme dans les rapports entre les hommes, n’est rien d’autre que l’expression de la volonté de puissance. Celui qui les revendique a pour fin réelle le pouvoir et la domination. En ce sens, Adorno et Horkheimer n’ont pas eu tort d’écrire que « la raison est totalitaire ». Mais ils ont eu tort de ne pas ajouter qu’elle ne le devient que si elle se pervertit monstrueusement en se prenant elle-même pour but, ou plutôt : si des hommes, en la faussant et en la transformant en un monstre autotélique, font d’elle l’instrument de leur pouvoir et de leur domination.

[3] La raison n’est pas une autorité, et elle ne saurait en devenir une sans se trahir. User de sa raison, c’est ne se soumettre à aucune autorité : rien n’est au-dessus d’elle, rien n’est inaccessible à sa critique, rien n’est intouchable. Mais cela ne fait pas d’elle une autorité. Rien n’est au-dessus de la raison, mais elle-même n’est au-dessus de rien. En faire une autorité, c’est la trahir : c’est s’arroger des pouvoirs en son nom.

Transformer la raison en un principe, en une fin en soi ou en une autorité, en faire une hypostase, c’est toujours un geste de pouvoir. – La difficulté, bien connue, est que pour bloquer ces trois métamorphoses qui font d’elle un instrument de domination, nous n’avons pas d’autres armes que celles de la raison elle-même et de son usage sobre, logique, réaliste et thérapeutique.

§ 11

Il y a deux opérations au moyen desquelles il est facile de transformer la raison pour l’hypostasier en une puissance qui surplombe nos existences.

La première est d’étendre la recherche de justifications à tout ce qui est et à tout ce qui change : non seulement à tout l’univers, mais à toute l’histoire humaine. Elle est caractéristique du mode de pensée religieux. Selon le mode de pensée religieux, en effet, tout ce qui est appelle une justification. La nature et l’histoire, l’ordre du monde et l’ordre social, l’existence de chaque être humain, mais aussi l’ensemble de sa conduite, et donc sa vie tout entière – tout a (ou doit avoir) sa raison d’être. Et si cette raison d’être est perdue ou dévoyée (par le désordre, par le mal), les hommes doivent agir pour la restaurer, sauvant ainsi le monde, la société et eux-mêmes. On peut ainsi appeler théologique ou religieux tout discours qui offre aux événements historiques des justifications qui excèdent ou transcendent celles que les individus sont en mesure de donner à leurs actions.

La seconde est d’ignorer (ou de récuser) la distinction des raisons et des causes, et d’aligner le mode d’explication des pensées et des actions humaines sur celui des phénomènes naturels, en supposant notamment qu’il existe des lois de l’histoire (et des relations nécessaires entre les phénomènes historiques) comme il y a des lois de la nature (et des relations nécessaires entre les phénomènes naturels). Elle est caractéristique du mode de pensée scientiste. On peut appeler ainsi tout discours ou attitude (a) qui justifie « au nom de la science » des énoncés qui ne sont justifiables par aucune des procédures de justification scientifique adéquate, ou (b) qui asserte des énoncés que l’état de connaissances dans la science contemporaine ne permet pas de justifier, ou (c) qui transforme en vérités établies, parées de « l’autorité » de la science, des conjectures ou des hypothèses. Bref tout discours ou attitude qui fait des sciences et de la raison appliquée aux sciences un usage injustifié, et les transforme en autorités illégitimes.

Sitôt que les Lumières ont eu gagné (ou commencé à gagner) dans l’espace public et politique face aux autorités religieuses, aristocratiques et monarchiques (dès la fin du xviiie siècle et le début du xixe), le dévoiement de la raison par ces deux modes de pensée a commencé d’opérer, et il a eu des conséquences considérables, intellectuelle et politiques. Depuis lors, la raison n’a pas eu à subir seulement les assauts de ses adversaires anti-rationalistes ou anti-Lumières mais aussi sa destruction de l’intérieur par ceux qui s’en réclament à divers titres, mais la faussent en permanence : ses faux-amis, donc.

Il y a eu, par exemple, la manière philosophico-religieuse de Hegel : la vraie Raison est au-delà de la logique (elle est « dialectique ») et au-dessus de l’entendement (qui reste empirique et scientifique). Hypostasiée en puissance supérieure, elle gouverne l’histoire humaine, justifie tout ce qui s’y est déroulé, y compris le plus abominable, et conduit au règne de l’Esprit. Transformer ainsi la raison en principe de l’histoire, en puissance créatrice et autocréatrice, a été plus généralement la stratégie philosophico-théologique de l’idéalisme allemand, et on en retrouve de nombreux traits dans toutes les variantes de philosophies de l’histoire qui ont fleuri, depuis plus de 200 ans.

Il y a eu également, à la même époque, la manière scientiste ou pseudo-scientifique de Saint-Simon et Comte : la science nous livre les lois de l’histoire (de la succession des âges de l’humanité), nous apprend à quoi ressemblera son état final, et confie aux savants et aux ingénieurs la charge de guider les hommes. Ce schéma de pensée a nourri depuis deux siècles toutes les doctrines du progrès, les théories évolutionnistes de l’histoire, ainsi que les diverses variantes du socialisme scientifique. Bien entendu, les deux manières peuvent se combiner : le saint-simonisme et le comtisme se sont vite transformés expressément en religions ; et si la doctrine marxiste est devenue hégémonique au sein du mouvement ouvrier et révolutionnaire à partir du dernier tiers du xixe siècle, c’est sans doute pour une bonne part parce qu’elle adossait sa philosophie messianique de l’histoire à une théorie qui se présentait comme le fondement de la science des sociétés humaines.

§ 12

Le retournement de la raison, capacité critique potentiellement libératrice, en une instance de légitimation du pouvoir et de la domination est une opération dans laquelle le poids et la prégnance du mode de pensée théologico-religieux ne saurait être sous-estimé, y compris dans les doctrines philosophiques et politiques dont se réclament souvent les rationalistes les plus laïcs. Pour en prendre la mesure, il vaut la peine de lire de près quelques pages du livre sur La philosophie des Lumières, qu’Ernst Cassirer, philosophe néo-kantien et grande figure du rationalisme du xxe, publia en en 1932, quelques mois avant de devoir fuir l’Allemagne nazifiée.

Une section entière de l’ouvrage (une vingtaine de pages) s’intitule « le dogme du péché originel et le problème de la théodicée ». En son sens classique et premier, le problème de la théodicée (ou problème de la justification de Dieu) est un problème métaphysico-religieux : comment concilier l’existence du mal dans le monde avec la toute-puissance et la bonté de Dieu ? La réponse de la théologie chrétienne réside dans la doctrine du péché originel : Dieu avait créé un monde bon et des hommes libres ; par leur péché, ceux-ci ont introduit le mal. La réponse, au début du xviiie siècle, du métaphysicien rationaliste Leibniz est que, malgré toute la quantité de mal qu’il contient, ce monde est néanmoins le meilleur qui pouvait exister. Mais qu’arrive-t-il, se demande Cassirer, quand la réponse métaphysique est récusée (c’est l’objet du Candide de Voltaire) et quand la réponse théologique devient inaudible (un trait caractéristique de la pensée des Lumières dans toutes ses variantes est le rejet de l’idée de péché originel) ? Le problème de la théodicée ne disparaît pas pour autant, soutient-il, car les maux de la vie humaine sont toujours là. Il est simplement sécularisé. Il devient celui de savoir si la vie, malgré les maux que les hommes endurent (notamment ceux qu’ils s’infligent les uns aux autres), vaut la peine d’être vécue. Mais la source de la justification ne peut plus être transcendante, hors de ce monde ; elle doit être immanente, inscrite dans l’expérience et dans les capacités créatrices de l’esprit humain.

Selon Cassirer, la sécularisation de la théodicée au siècle des Lumières a emprunté principalement deux voies de salut : celle de l’esthétique et celle du politique.

La première voie est celle de la justification de l’existence individuelle par le beau et par la forme ; elle a été ouverte par le philosophe anglais Shaftesbury. Selon lui, explique Cassirer, « toute beauté est vérité – de même que toute vérité, dans sa substance même, se perçoit et se conçoit grâce au sens de la forme, c’est-à-dire au sens de la beauté ». La recherche du bonheur par le calcul des plaisirs (éprouver le plus de sensations de plaisirs pour le moins de sensations de douleur et de souffrance) ne saurait être la justification de l’existence. « Le contenu de la vie ne doit pas se défini par sa matière [les sensations de plaisir et déplaisir] mais par sa forme. Il ne dépend pas du degré de plaisir que la vie nous accorde, mais de l’énergie pure des forces créatrices par lesquelles elle se donne un contenu. C’est dans cette direction que Shaftesbury cherche la véritable théodicée, c’est-à-dire la justification définitive de l’existence : non dans la sphère du plaisir et de la douleur, mais dans celle de la libre ébauche intérieure, de la création régie par un prototype et un archétype purement spirituels[11]. » On a ici la matrice de toutes les religions esthétiques ou artistiques européennes depuis 1750 – et notamment de la religion littéraire française, dont un des dogmes est que « le monde est fait pour aboutir à un beau livre » (Mallarmé).

§ 13

La seconde voie est celle de la régénération politique, ouverte par Rousseau.

Dans ses deux Discours[12], rappelle Cassirer, Rousseau porte sur l’homme et la société de son époque une condamnation radicale : les biens de la civilisation – ceux de la science, des arts, d’une existence raffinée – sont réduits à rien : ils n’ont fait qu’éloigner l’humanité de sa source première, « l’aliéner entièrement de son sens authentique. […] Tous les liens sociaux ne sont que des leurres. Amour-propre et vanité, volonté de dominer autrui et de se mettre en avant : telles sont les véritables chaînes qui retiennent la société humaine. […] Comme Pascal, Rousseau voit l’état présent de l’humanité comme celui de la plus profonde dégradation ». Mais, comme tous les penseurs des Lumières, il refuse le péché originel. Il reconnaît le fait que l’homme est dégénéré, mais la cause n’est pas que l’homme serait radicalement mauvais. Le mal a sa source dans la manière dont la société s’est développée. « C’est ce développement qui a nourri en lui tous les vices : vanité, orgueil, soif inextinguible du pouvoir. » La faute n’est pas dans l’homme lui-même qui, dans l’état de nature initial, ignorait toute méchanceté ; elle est dans l’histoire de la société. Et c’est donc dans l’histoire qu’il faut chercher la solution. « À supposer que s’effondre la forme oppressive de société qui a prévalu jusqu’à nos jours et qu’à sa place surgisse une nouvelle forme de communauté éthique et politique, une société au sein de laquelle chacun, au lieu d’être soumis à l’arbitraire d’autrui, n’obéirait qu’à la volonté générale qu’il connaîtrait et reconnaîtrait pour sienne, l’heure de la libération n’aurait-elle pas sonné ? Mais c’est en vain qu’on attend d’être affranchi du dehors. Nul dieu ne nous apportera la délivrance : tout homme doit devenir son propre sauveur et, en un sens éthique, son propre créateur. » C’est la doctrine du Contrat social.

« Rousseau, poursuit Cassirer, est le premier qui ait élevé le problème de la théodicée au-dessus du plan de l’existence individuelle pour le porter expressément au niveau de l’existence sociale. C’est là qu’il croit avoir trouvé le point où la question de la signification de l’existence humaine, de son bonheur ou de sa misère, peut être finalement tranchée. […] Par là se trouve appliquée une nouvelle norme à l’existence humaine : au lieu de la simple exigence de bonheur, l’idée du droit et de la justice sociale, reconnue comme la vraie mesure de l’existence humaine, comme l’échelle des valeurs en fonction de laquelle elle doit être vécue[13]. »

Mais cette régénération politique a un prix : l’abolition de la liberté individuelle ou, plus exactement, dirai-je, son retournement : être libre, c’est se soumettre à la loi de l’État. Si grande que soit l’admiration que Cassirer porte à Rousseau, son commentaire est d’une honnêteté et d’une lucidité remarquables : « La liberté, en vérité, n’exclut nullement la soumission ; elle ne veut pas dire arbitraire, mais au contraire stricte nécessité de l’action. […] Cette soumission veut dire : la volonté individuelle comme telle suspendue, n’exigeant et ne désirant plus rien pour elle, n’ayant plus d’existence et de vouloir qu’au sein de la “volonté générale”. » Une fois devenus citoyens, les hommes sont « des individus au sens le plus élevé du terme, de véritables sujets volontaires, alors qu’ils n’étaient auparavant que faisceaux d’instincts et d’appétits sensibles. Seule l’adhésion à la volonté générale constitue la personnalité autonome. » Et Cassirer poursuit : « Cet enthousiasme pour la force et la dignité de la loi caractérise l’éthique et la politique de Rousseau, qui se révèle en cela un prédécesseur de Kant et de Fichte. Il entend si peu faire place, dans son idéal social et politique, à l’arbitraire de l’individu, qu’il voit au contraire dans la décision individuelle une sorte de péché contre l’esprit véritable de toute société humaine. »

§ 14

Ces pages de Cassirer ouvrent un vaste champ de réflexion. Je m’en tiendrai ici à quelques remarques.

Une théodicée séculière reste une théodicée. Le mode de pensée religieux façonne la doctrine politique de Rousseau : le monde est mauvais ; sa régénération appelle un sacrifice ; c’est en perdant leur liberté que les hommes la sauveront et se sauveront eux-mêmes ; ils accéderont alors à un nouvel état, à une communauté véritable et à une ère nouvelle. La lecture de Cassirer fait apparaître que ces éléments religieux ne sont pas des oripeaux, les restes d’une ancienne forme de pensée : ils sont le schème moteur et organisateur d’une nouvelle sorte de philosophie – indissociablement philosophie politique et philosophie de l’histoire  – qui prend naissance avec Rousseau.

À la même époque, avec Turgot puis Condorcet, surgit une autre sorte de philosophie de l’histoire, adossée sur la croyance en des progrès continus de l’esprit humain. C’est elle aussi une théodicée séculière : les progrès accomplis à chaque époque nouvelle justifient entièrement les époques passées, leurs bonheurs aussi bien que leurs malheurs, leurs accomplissements comme leurs catastrophes. Son schème moteur, également religieux, est celui de la Providence : un dessein intelligent structure le devenir de l’humanité. (Que ce dessein soit forgé par la prévoyance divine [chez Turgot] ou inscrit dans la nature de l’esprit humain [chez Condorcet] n’est pas sans importance, mais le schème reste le même : l’avenir justifie tout le présent et tout le passé.) Ces deux sortes de philosophies de l’histoire, si différentes soient-elles – l’une, providentialiste et continuiste, l’autre, messianiste et révolutionnaire – ont en commun qu’elles annoncent un règne final de la Raison et font de celle-ci un principe qui structure l’histoire humaine. Et beaucoup de doctrines apparues depuis les Lumières et se réclamant plus ou moins d’elles sont, à des degrés divers, un mixte de ces deux sortes de philosophie de l’histoire.

§ 15

La lecture de Cassirer montre comment le mode de pensée religieux transforme les concepts de justification et de raison.

À partir du moment où ce que l’on cherche à justifier, ce ne sont plus seulement des croyances, des jugements, des discours, des actions ou des œuvres, mais bel et bien ce qui a été, ce qui est et ce qui devient, autrement dit les événements, les époques et le déroulement de l’histoire elle-même, « justifier » change de sens : il s’agit désormais, par la parole et par les actes, de « sauver ». Et donc, de condamner et détruire l’injustifié, pour mieux le racheter et le relever, opérant ainsi une auto-transformation de la société et une auto-recréation de l’humanité.

Dès lors, la raison justificative n’est plus cet instrument de critique et de jugement dont se servent les hommes pour trier entre leurs idées et choisir entre les actions. Elle devient une puissance transcendante au cœur même de l’histoire, une autorité à laquelle les humains doivent se soumettre et qui nécessairement dominera. À l’espace des raisons se substitue le règne de la Raison.

Du moins, c’est ce que prétendent pouvoir faire ces deux sortes de philosophes de l’histoire. Mais le peuvent-elles réellement ? Logiquement (conceptuellement, grammaticalement), elles ne le peuvent pas : de ce qui est et de ce qui devient, il n’y a pas de sens à demander des raisons.

Est-ce à dire que ces philosophes de l’histoire n’auraient rien fait ou ne feraient rien ? En aucun cas. Ils produisent des mythes : des conceptions mythiques de la raison, qu’ils transfigurent en Raison. Des mythes qui, s’ils sont crus et partagés, agissent sur les esprits et font agir les hommes, voire finissent par s’inscrire dans des institutions. Mais ils restent des mythes.

Publié initialement en 2017 dans Agone, n°61, « Démythifier la raison » (J-M. Fleury & J-J. Rosat, dir.)

 

[1]Lichtenberg, cité par Bouveresse, La voix de l’âme et les chemins de l’esprit. Dix études sur Robert Musil, Le Seuil, 2001, p. 77.

[2]Bouveresse, Le philosophe chez les autophages, Minuit, 1984, p. 98.

[3]Frege, cité par Bouveresse dans « La “causalité” des raisons » [1992], Essais III, Agone, 2003, p. 159.

[4]Bouveresse, « La “causalité” des raisons », p. 161.

[5]Ibid.

[6]Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, La découverte, 2001, p. 122.

[7] Wittgenstein, Grammaire philosophique, III, § 55, p. 132 de la traduction française (Gallimard ‘Folio’).

[8]Jacques Bouveresse, La rime et la raison, Minuit, 1973, p. 188.

[9]Jacques Bouveresse, L’éthique de la croyance et la question du “poids de l’autorité”, éditions numériques du Collège de France, http://books.openedition.org/cdf/4021 , § 19.

[10]« Two Concepts of Liberty » [1958], republié dans Isaiah Berlin, Liberty, Oxford UP, 2002. La traduction française (publiée dans Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Calman-Lévy, 1988) est très fautive ; son titre, « Deux conceptions de la liberté », est déjà un contresens qui fait obstacle à une bonne compréhension de cet essai majeur. J’en ai donné ma propre lecture dans L’irréductible pluralité des fins. Les deux concepts de liberté et le pluralisme des valeurs, disponible ici même sur Opuscules.fr (https://www.opuscules.fr/lirreductible-pluralite-des-fins/ )

[11]Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières [1932], Fayard, 1970, p. 168-169.

[12]Le Discours sur les sciences et les arts (1750) et le Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755).

[13]Cassirer, ibid., p. 170.