Rationalité, vérité & démocratie

Les armes de Wittgenstein

Jean-Jacques Rosat (avril 2012)

Interrogé sur le « rapport singulier » qu’il entretient avec Wittgenstein – à l’égard duquel il est « toujours simultanément en position de commentateur et d’auteur », utilisant les mots, les idées et les méthodes du Viennois pour traiter les problèmes philosophiques d’une manière en réalité originale et qui lui est propre –, Jacques Bouveresse répond : « Quand j’écris sur Wittgenstein, il se produit sans doute une sorte de processus d’identification, qui correspond d’ailleurs tout à fait, cela m’a toujours frappé, à ce qui est dit dans la préface du Tractatus [1]. Wittgenstein y explique qu’il ne cherche pas du tout à convertir les gens à sa manière de voir et que les idées qu’il a développées là ne pourront intéresser que des gens qui sont déjà arrivés spontanément de leur côté à des idées du même genre. C’est tout à fait mon cas : je n’ai pas eu à me forcer pour adopter, je ne dis pas les opinions de Wittgenstein, car il s’est toujours défendu d’en soutenir, mais son style de pensée et ses réactions. Je ne sais pas comment caractériser cela sans que cela paraisse abominablement prétentieux ; mais, au fond, j’ai trouvé avec Wittgenstein le philosophe qui vous semble avoir donné le mode d’expression optimal à des idées dont vous sentez que ce sont aussi les vôtres, celles auxquelles, avec plus de talent et d’énergie, vous seriez peut-être arrivé : un philosophe qui est le grand philosophe que vous auriez été si vous aviez été destiné à être un grand philosophe. [2] »

Quelles ont pu être les affinités de « réactions » entre un Viennois rencontrant la philosophie à Iéna et Cambridge à la veille de la Première Guerre mondiale et un Franc-comtois la découvrant à Paris au début des années 1960 ? Qu’est-ce qui a fait du « style de pensée » du premier le « mode d’expression optimal » des idées qui ont surgi dans l’esprit du second lors de son entrée dans l’arène philosophique et tout au long des cinquante années qui ont suivi ? Quelles assonances entre leurs volontés ? Quelles similitudes entre leurs combats ?

L’antiphilosophie d’un philosophe

Celui que Bouveresse a reconnu comme un aîné de génie, c’est d’abord le Wittgenstein « destructeur », ainsi qu’il le qualifie à plusieurs reprises à ses débuts. Gommer cette fraternité d’armes et ne voir en Bouveresse qu’un exégète savant, fût-ce pour lui rendre de pieux hommages, c’est le contre-sens de celles et ceux qui ont intérêt à ne pas voir à quel point la méthode et le style de Wittgenstein sont incompatibles avec ceux de la philosophie « à la française » dans ses diverses variantes, d’hier et d’aujourd’hui : si Bouveresse a choisi Wittgenstein, c’est, en premier lieu, parce que sa pensée constitue une alternative radicale et consciente d’elle-même aux attitudes intellectuelles qui sous-tendent cette philosophie-là. Dès les premières pages de son premier livre sur Wittgenstein, La Rime et la Raison, Bouveresse est tout à fait clair : « Toute [l]a philosophie [de Wittgenstein] est en un certain sens une dénonciation du phénomène de la séduction et de la mode en matière de théories ou d’idées, c’est-à-dire de tout ce qui fait qu’une certaine manière de penser s’impose à un certain moment comme la seule possible ou concevable et devient pour un temps obligatoire, officielle, consacrée. La philosophie est de son point de vue […] une sorte de lutte permanente, et jamais assurée d’une victoire sûre, contre la fascination dangereuse exercée par un certain nombre de mots magiques, de formules rituelles, d’explications et de théories qui ne reposent sur rien d’autre que l’empressement du plus grand nombre à les accepter et à les défendre, bref contre toute une mythologie savante, caractéristique de nos sociétés rationalistes. […] La philosophie de Wittgenstein […] constitue une sorte d’invitation paradoxale […] à orienter son effort contre tout ce qu’il peut y avoir de prestigieux et d’ensorcelant dans certaines productions de l’intellect […]. Wittgenstein s’est appliqué, pourrait-on dire, avec une sorte de génie de la destruction à combattre toute espèce d’enthousiasme théorique et spéculatif : pour lui, l’entendement humain est en quelque sorte perpétuellement malade de ses propres succès, il ne connaît le plus souvent que pour méconnaître, il ne produit guère de lumières qui ne finissent par le rendre quelque peu aveugle ni de solutions qui ne constituent en même temps des problèmes. [3] »

Les séductions et ensorcellements évoqués dans cette page sont de plusieurs sortes. Ce contre quoi il est en principe le plus facile de résister – encore qu’il y a peu de philosophes de la génération de Bouveresse et de la suivante qui n’y soient un jour ou l’autre tombé –, ce sont les modes intellectuelles parisiennes qui imposent chacune à tour de rôle un cadre de pensée unique, lequel change tous les dix ou cinq ans (« nous savons à présent que… »). Plus prégnantes sont les doctrines et les théories : le structuralisme, le marxisme théoriciste d’Althusser, la psychanalyse spéculative de Lacan, la grammatologie et la déconstruction de Derrida, les épistémès de Foucault, etc. Bouveresse n’a jamais reproché à personne de risquer des hypothèses ou de nouvelles méthodes, mais il ne supporte pas qu’on présente celles-ci comme des solutions globales, grandioses et définitives, qu’on laissera le plus souvent tomber quelques années plus tard sans avoir réellement « fait le travail » annoncé. « Le phénomène qui semble avoir le plus sollicité, à partir d’un certain moment, l’attention de Wittgenstein, écrit-il, est celui de la transmutation d’une hypothèse intéressante en une certitude a priori, d’un point de vue éclairant en un mode de représentation obsessionnel, d’une formule révolutionnaire en une formule consacrée, d’une théorie en un mythe. [4] » Les années 1960-1970, celles de la « French Theory » aujourd’hui célébrée et glosée [5], ont été « une époque hyperthéoriciste. […] Comme j’avais lu Wittgenstein, dit Bouveresse, je n’étais pas du tout certain que les problèmes philosophiques ne puissent être résolus que par la construction de théories scientifiques ou prétendument scientifiques, car il va sans dire qu’il n’y avait pas grand-chose de scientifique dans tout ça. [6] »

Mais les sortilèges les plus puissants sont ceux qu’exercent sur les esprits philosophes les grandes entreprises systématiques et refondatrices de tout le savoir humain : la phénoménologie, par exemple, qui a constitué l’univers de formation d’une bonne partie des philosophes français de la seconde moitié du xxe siècle, pas seulement Sartre ou Merleau-Ponty, mais aussi Derrida et Lyotard entre autres, même s’ils s’en sont ensuite plus ou moins dégagés. « Si Wittgenstein avait lu Husserl, il y aurait trouvé un assez bon exemple de tout ce dont – à tort ou à raison – il avait horreur en philosophie : le pathos du fondement, du commencement radical, de la pureté de l’essence, de l’évidence apodictique de la vérité première et de la scientificité. [7] » Wittgenstein, en effet, « s’exprime constamment comme quelqu’un qui se sent obligé de penser contre la philosophie et les philosophes. […] Il s’oppose à l’“esprit philosophique” (et pas seulement, comme on le croit à l’“esprit scientifique” de l’époque [8] ».

Il ne faut pas se tromper sur cette dernière remarque : elle peut sembler favorable à première vue au contresens intéressé de tous ceux qui veulent voir en Wittgenstein un destructeur de la philosophie elle-même. Mais l’antiphilosophie de Wittgenstein et Bouveresse est celle de philosophes passionnés par les problèmes philosophiques, convaincus de leur réalité, de leur radicalité, et qu’ils ne peuvent être résolus que par des voies proprement philosophiques [9]. « Wittgenstein a défendu jusqu’à la limite de l’absurdité la thèse de l’autonomie et de la spécificité absolues : la philosophie ne doit, selon lui, en aucun cas se laisser arrêter par un problème scientifique ni influencer dans sa démarche propre par un résultat scientifique. [10] » Si Bouveresse refuse de le suivre entièrement dans cette voie, il n’en affirme pas moins avoir « toujours cru à l’autonomie de la philosophie et toujours cultivé […] une sorte de confiance de la philosophie en elle-même [11] ». Il n’a « jamais été un partisan de la philosophie scientifique » ; c’est même, précise-t-il, « une des raisons pour lesquelles [il a] préféré Wittgenstein à Russell et à Carnap [12] ».

Il y a, en revanche, toutes sortes de croyances sur la philosophie auxquelles Wittgenstein et Bouveresse ne croient plus, sans en tirer à l’égard de celle-ci aucune conséquence négative, bien au contraire. Ce sont des croyances souvent considérées comme constitutives de la philosophie ; les uns s’y cramponnent, persuadés que, s’ils en décrochent, la philosophie sombrera ; les autres, s’y attaquent, persuadés que, par ce moyen, ils la mettent à mort ou la subvertissent. Or, explique Bouveresse, « le mot “philosophie” n’est pas le nom d’une essence intemporelle, mais seulement d’un complexe d’activités humaines qui ne sont liées entre elles que par des relations de parenté proches ou lointaines et qui ont évolué historiquement de façon importante, tout en conservant, malgré tout, une certain communauté d’orientation, mais probablement rien de plus que cela et, par conséquent, même pas une communauté d’objets et de problèmes. Dans un de ses manuscrits, Wittgenstein dit que la philosophie est une activité humaine qui a une direction et, pour le reste, un succès aussi incertain que celui de toutes les activités humaines. Si l’on accepte de la considérer de cette façon, autrement dit selon la mesure commune plutôt que d’après les prétentions et les objectifs qu’elle affiche, la question de savoir comment elle peut être définie et à quoi elle sert cesse d’être essentiellement philosophique et devient, du même coup, beaucoup moins obsédante [13] ».

La question est plutôt de savoir sous quelles conditions et selon quelles méthodes peut être menée une activité qui soit à la fois suffisamment appropriée à l’état des sciences, de la culture et de la société contemporaines pour être exercée avec honnêteté, sans supercherie et sans tricherie, sans pathos et sans mise en scène, et suffisamment parente des philosophies du passé pour en conserver le nom.

Le métier philosophique

« L’auréole de la philosophie s’est perdue [14] », déclarait Wittgenstein en 1930. C’est, commente Bouveresse, « une chose qui est en rapport avec le fait qu’elle a cessé d’apparaître comme une discipline cognitive, capable de nous procurer une forme de connaissance spécifique et supérieure [15] » (ce qu’elle est typiquement pour Husserl ou en encore pour Bergson, autre maître pour plusieurs générations de philosophes français, dont Deleuze). Quand il fait ce constat, Wittgenstein « ne suggère évidemment pas d’essayer de lui restituer [son auréole] sous une autre forme [16] », comme beaucoup s’y sont essayé tout au long du xxe siècle (en sacralisant diverses formes d’antimétaphysique ou de post-métaphysique, par exemple). « La philosophie sans auréole ne veut pas dire la philosophie sans nécessité ni utilité, et pas non plus sans ambition ni volonté [17] », mais simplement que « nous avons à présent une méthode pour faire de la philosophie et pouvons parler de philosophes qui connaissent leur métier [18] ».

Le métier de Wittgenstein, deux de ses anciens élèves le décrivent ainsi : « Il essayait d’avancer petit à petit pour entrer dans une question et pour en sortir, en suivant l’ordre naturel et de la manière non technique dont tout homme complètement sincère réfléchissant en lui-même y arriverait. (“Vous devez dire ce que vous pensez réellement comme si personne, pas même vous, ne devait le surprendre.” “N’essayez pas d’être intelligent ; dîtes-le ; puis faîtes entrer l’intelligence dans la pièce.”) [19] » C’est un métier au sens artisanal du terme, caractérisé par « la passion de la clarté et de la simplicité, le mépris du jargon technique, de la prétention et de l’emphase, de l’ésotérisme et de l’hermétisme, le souci constant de ne rien réserver et de ne rien cacher, d’étaler entièrement sous nos yeux des choses que tout le monde peut voir [20] ». Aux antipodes de l’aristocratisme intellectuel et de la grand-prêtrise qui dominent la profession philosophique de Platon à Heidegger et qui ont refleuri jusque sous des postures subversives dans le Paris des années 1960, ce que Bouveresse admire dans les Recherches philosophiques de Wittgenstein, c’est, dit-il, « cette capacité de démontrer que l’on peut écrire un livre de philosophie absolument fondamental pratiquement dans le langage de tous les jours et en limitant au maximum l’usage du jargon technique, tout en réussissant en même temps à être un écrivain [21] ».

On ne peut faire sienne cette conception du métier de philosophe que si l’on tient déjà pour évidentes trois idées qui, pour la plupart des philosophes français et même, plus largement, des professeurs de philosophie français, sont des aberrations ou des blasphèmes : des négations de la philosophie.

La première évidence est que « les concepts ne font rien par eux-mêmes ; ils sont essentiellement des instruments dont nous nous servons et c’est toujours nous qui faisons des choses avec les concepts » [22]. Nourri des analyses de Wittgenstein pour qui « les mots n’ont pas d’autre signification que celle que nous leur donnons [23] » (les différences de signification entre les concepts ou entre les divers sens d’un même concept sont à chercher d’abord dans l’extrême hétérogénéité des usages que nous en avons, et le non-sens d’une phrase ou d’une expression, fût-elle philosophique, dans le fait que nous ne lui avons donné aucun usage effectif), Bouveresse refuse de voir dans les concepts des « entités agissantes » et déclare qu’il ne peut donner aucun sens « à l’affirmation de Hegel selon laquelle un concept comme “Être” se divise, se sépare, se transforme en son opposé, etc. [24] » ; ou à la différance derridienne « dont le “mouvement ” différenciant est “la racine commune de toutes les oppositions de concepts qui scandent notre langage, telles que, pour ne prendre que quelques exemples : sensible/intelligible, intuition/signification, nature/culture, etc.” [25] » ; ni non plus à l’idée deleuzienne que la philosophie, étant « invention de concepts », serait étrangère à toute argumentation puisque, une fois créés, ceux-ci deviennent des forces actives indépendantes. Au soubassement de la philosophie française contemporaine, il y a une variante d’idéalisme poétique ou langagier qui traite les mots comme des réalités dynamiques existant par elles-mêmes, jusqu’à en faire chez certains la véritable réalité.

La prégnance d’une telle croyance chez les philosophes résulte de leur ensorcellement par le langage. C’est la deuxième évidence : non seulement les illusions de la philosophie mais ses problèmes eux-mêmes ont largement leur source dans les difficultés que nous avons à décrire adéquatement notre langage et les usages que nous en avons [26]. « S’il faut ramener inlassablement le philosophe à la prose du monde, c’est-à-dire au langage quotidien, ce n’est pas parce qu’il est dangereux de l’abandonner pour une sorte de paraphrase poétique, mais parce que le discours philosophique relève purement et simplement de la confusion verbale. […] La philosophie n’est pas une expression positive privilégiée de notre condition ; elle ne fait pas partie de nos formes de vie : elle est un phénomène pathologique qui naît de notre inaptitude à les décrire telles qu’elles sont. [27] » Ceci n’enlève rien à la réalité des problèmes philosophiques, ni à leur radicalité : « Les problèmes dont la naissance a pour cause une mésinterprétation de nos formes de langage ont le caractère de la profondeur, écrivait Wittgenstein. Ce sont des inquiétudes profondes ; elles sont aussi profondément enracinées en nous que les formes de notre langage, et elles ont autant de signification que notre langage a d’importance. [28] » L’importance de la philosophie, commente Bouveresse, est « de la même nature que celle du langage lui-même. Ce qui fait de la philosophie une activité importante est la place que le langage occupe dans notre existence. […] C’est justement à ce lien intime avec notre langage que les problèmes philosophiques doivent non seulement leur spécificité radicale, mais également leur profondeur, leur importance et leur difficulté sui generis[29] » La philosophie n’en demeure pas moins une « parole malheureuse » : elle « n’est pas […] comme elle le voudrait, l’expression de la distance et de la conscience critiques, mais bel et bien celle d’un “envoûtement” [30] », et elle ne s’est pas véritablement donné, jusqu’ici, les moyens de se désenvoûter : « Bien que le langage de la philosophie ait connu une très longue évolution et ait été soumis à un travail de diversification et de raffinement constant, il n’a en un sens jamais atteint l’âge de l’artisanat qualifié. [31] »

Il en découle une troisième évidence : contrairement à l’image qu’elle réussit à donner d’elle-même, d’une manière tout à fait extraordinaire, à ses pratiquants comme au grand public, la philosophie « n’est pas “critique” par définition et une fois pour toutes. Elle contribue, elle aussi, à engendrer les formes les plus caractéristiques et les plus tenaces de la mythologie et de l’erreur [32] ». Il arrive fréquemment qu’elle soit « en train d’inventer une nouvelle mythologie au moment même où elle est persuadée d’être dans la position de la raison éclairée par rapport à une autre qu’elle prétend démasquer. Il suffit de songer à toutes les idoles qui ont été engendrées par la prétention de détruire les idoles et à toutes les naïvetés insoupçonnées qui se sont dissimulées sous les formes les plus savantes de la philosophie du soupçon » [33]. Les philosophes réussissent ainsi « à faire prendre pour la forme la plus impitoyable et la plus sophistiquée de la critique ce que le véritable esprit critique considérerait comme l’expression la plus typique du dogmatisme et du conformisme idéologique du moment [34] ».

Il n’y a pas beaucoup de philosophes français, qu’ils se réclament de la tradition ou s’affichent à l’avant-garde, qui ne détournent pas les yeux ou ne s’offusquent pas quand on met sous leur nez des exemples de « retournements » de ce genre. Ont-ils lu La Philosophie chez les autophages et Rationalité et cynisme, les deux livres de 1984 où Bouveresse en montre et en démonte divers cas flagrants ? Ils ne les citent jamais [35]. Il est vrai que, pour la plupart, ils ne prennent pas plus au sérieux l’attitude de Wittgenstein, qui toute sa vie a pratiqué la philosophie comme une critique des pratiques de la philosophie et qui applique régulièrement à celle-ci « toutes les expressions que la conscience éclairée d’aujourd’hui utilise à propos de choses comme la mythologie ou la magie : “préjugés”, “illusions”, “incompréhensions”, “superstitions”, conceptions “primitives”, “enfantines” ou “infantiles”, etc. [36] »

Comment ne pas devenir un « critique critique » ?

Une attitude de défiance critique aussi radicale s’expose à un double risque : celui de produire à son tour cela même qu’elle prétend combattre, c’est-à-dire s’installer dans une position de pouvoir en s’autoproclamant juge suprême ; et celui de faire proliférer une critique de la critique, qui se grise vite en critique d’elle-même et sombre dans l’auto-dévoration : une « “situation qui expédie les philosophes dans le vide, où des menteurs appellent menteurs des menteurs”, avec la possibilité pour ceux-ci de leur retourner le compliment [37] ». Contre de telles dérives toujours possibles, Wittgenstein et Bouveresse ont trois stratégies efficaces.

Premièrement, ils refusent toute position de surplomb et vont toujours se placer in medias res : au milieu des choses et des problèmes, au cœur des situations de perplexité et d’embarras philosophique. Ils s’y tiennent et ils y restent. « La force de la critique de Wittgenstein provient en grande partie du fait qu’elle renonce délibérément à toutes les prétentions universalisantes et totalisantes qui ont pour effet de dépouiller la critique elle-même de toute espèce de légitimité, de point d’appui et, finalement, de signification. Et elle ne revendique aucune position privilégiée et protégée à partir de laquelle la clarté philosophique pourrait être répandue sur la confusion ambiante. La lutte pour la clarté est une affaire qui se passe d’un bout à l’autre entre le philosophe et lui-même, et dans laquelle il ne bénéficie au départ d’aucune espèce d’avantage : “Le philosophe est l’homme qui doit guérir en lui les maladies de l’entendement, avant de pouvoir arriver aux notions de l’entendement humain en bonne santé.” [38] » Il doit commencer par admettre qu’il est lui-même perdu (« Un problème philosophique est de la forme : “Je ne m’y retrouve pas.” [39] ») et qu’il n’existe aucun point de vue supérieur, aucun principe assuré d’où pourrait venir son salut (« Dans chaque problème philosophique sérieux, l’incertitude descend jusqu’aux racines. [40] ») Il n’est ni un savant dispensant aux autres ses lumières, ni un juge leur dictant ses arrêts. « Le travail en philosophie est […] à proprement parler davantage un travail sur soi-même. Sur sa propre conception. Sur la manière dont on voit les choses. (Et ce qu’on exige d’elles.) [41] » Ainsi, « le patient auquel est destinée la thérapeutique des Recherches philosophiques est d’abord en un certain sens l’auteur lui-même [42] ». Celui qui opte pour une telle conception du travail philosophique et la met en pratique s’interdit de fait à lui-même l’exercice d’une autorité et toute espèce d’auto-immunité. Bouveresse sur ce point fait sienne une remarque de Stanley Cavell : « L’originalité de Wittgenstein réside dans le fait qu’il a développé des modes de critique qui ne sont pas moralistes, c’est-à-dire qui ne permettent pas au critique de s’imaginer qu’il est lui-même exempt des fautes qu’il voit autour de lui, et qui opèrent non pas en essayant d’établir la fausseté ou l’erreur d’un énoncé donné, mais en montrant que la personne qui formule une assertion ne sait pas réellement ce qu’elle veut dire, n’a pas réellement dit ce qu’elle voulait. [43] »

Quand les illusions et les confusions que l’on veut combattre sont celles dont on peut être soi-même la première victime, l’attitude la plus appropriée est l’ironie, et la satire l’arme la plus affûtée. C’est la deuxième stratégie. « La contestation qui utilise essentiellement les armes de la satire et de la dérision jouit d’un avantage incontestable par rapport à la critique “sérieuse”, parce qu’elle opère au premier degré, en ignorant la préoccupation réflexive de l’auto-légitimation et également le souci de la crédibilité et de l’efficacité. Son but est simplement de recréer, par le procédé de l’ironie, la distance qui permet de regarder les choses d’une autre manière ou d’envisager d’autres possibilités, sans pour autant postuler nécessairement qu’autre chose est encore possible. […] La critique de la philosophie, de la culture et de la société que l’on trouve dans les textes de Wittgenstein est manifestement de type satirique ou ironique plutôt que théorique et constructif. […] Elle s’appuie sur une réaction d’hostilité et d’incompréhension plus ou moins instinctive, qu’elle s’efforce de clarifier, et non à proprement parler de justifier. […] Elle fait appel chez le lecteur à quelque chose de beaucoup plus élémentaire et puissant qu’une conviction théorique, à savoir une capacité de résistance et de rébellion qu’elle n’est pas en mesure de créer de toutes pièces et sans laquelle elle ne peut avoir aucun effet réel. [44] »

Il est caractéristique du satiriste qu’il ne cherche à remplacer par rien d’autre ce qu’il vient de démolir. Ce trait est en rapport avec la troisième stratégie : considérer « que les doctrines et les opinions n’ont pas la moindre importance en philosophie, que tout réside en fait dans la méthode [45] ». Wittgenstein a été « un des maîtres du non-savoir philosophique. […] Non pas qu’on soit obligé de prendre pour argent comptant ses déclarations fameuses selon lesquelles il ne professait pas d’opinions ni de théories en philosophie, mais parce que réellement les textes, lorsqu’on les lit dans le détail, ne permettent guère de lui attribuer une théorie au sens usuel du terme, ou permettent de lui en attribuer tour à tour autant qu’on veut [46] ». Sans doute Bouveresse ne le suit plus aujourd’hui aussi loin dans cette voie qu’au temps de sa jeunesse ; mais les raisons de son adhésion d’alors sont évidentes : « J’ai été convaincu pendant un certain temps que sur la question […] de la méthode en philosophie, c’était lui qui avait raison, et j’ai accepté sans difficulté sa conception thérapeutique de la philosophie : la philosophie a essentiellement pour tâche de guérir les maladies philosophiques. J’avais sous les yeux des exemples dont je considérais qu’ils donnaient un sens très concret à ce que Wittgenstein veut dire quand il parle de “maladies philosophiques” [47] ». Bouveresse d’ailleurs, il le dit lui-même, est « resté dans l’ensemble assez fidèle à la conception de la philosophie comme activité, plutôt que comme doctrine. [48] » Et si, quand on lit ses livres de près, on rencontre chez lui quelques convictions solides et fermes, on n’y trouve pas à proprement parler de thèses, et encore moins des théories.

Une conséquence de cette attitude est que Bouveresse et Wittgenstein ne sont pas des philosophes du « nous ». C’est un pronom qui n’a pratiquement pas cours chez eux, alors que beaucoup s’en servent, feignant de parler au nom d’une communauté supposée préexistante mais en réalité fictivement instituée par leur discours, dans laquelle ils incluent obligeamment mais autoritairement leur lecteur. Mais, pour ces deux-là, « la résolution des problèmes philosophiques ne dépend pas de la réalisation d’un accord sur des opinions philosophiques. Il n’y a pas d’espoir que les philosophes puissent jamais réussir à constituer une communauté d’opinion ou de doctrine. Il s’ensuit qu’il n’y a pas et il ne peut pas y avoir non plus de cité philosophique comparable de près ou de loin à la cité scientifique ou, dans un tout autre genre, à la cité des croyants. Ce n’est pas, comme on le dit souvent, un scandale, mais une caractéristique fondamentale du travail philosophique, qui doit être acceptée dès le départ. “Le philosophe, écrit Wittgenstein, n’est pas citoyen d’une communauté de pensée. C’est ce qui fait de lui un philosophe.” [49] » Pour se sentir étranger à une certaine communauté de pensée « à la française », Bouveresse n’a pas eu besoin de cet aphorisme, mais on peut imaginer quelle résonance sa lecture a eue et continue d’avoir en lui.

Il est difficile d’imaginer une conception plus déflationniste de l’activité philosophique. « La philosophie de Wittgenstein […] est allée incomparablement plus loin qu’aucune autre dans le sens de l’ascétisme et de l’austérité. [50] » Non par masochisme, mais parce que c’est la condition d’un exercice honnête de la profession, qui exige qu’on rende « les choses plus difficiles, et non pas plus simples, à ceux qui ont la volonté de penser par eux-mêmes [51] ». À cet égard, « un des mérites essentiels de Wittgenstein est d’avoir posé un nombre impressionnant de questions faussement naïves et vraiment importantes, et, inversement, d’avoir montré qu’un certain nombre de questions rituelles qui donnent l’impression de la radicalité et de la profondeur sont en réalité naïves et superficielles. Qu’il ait donné, en ce qui le concerne, bien peu de réponses au sens usuel du terme, ne résulte pas d’une complaisance particulière (qui lui a souvent été reprochée) pour la perplexité et l’aporie, mais peut-être simplement de la nature des problèmes eux-mêmes [52] ».

Toutefois, la difficulté la plus grande devant un problème philosophique n’est pas tant de parvenir à une solution que de reconnaître celle-ci comme telle quand on est placé devant. Nous attendons une explication, comme dans les sciences, alors qu’en philosophie, dit Wittgenstein, tout est affaire de description : « La difficulté […] n’est pas de trouver la solution, mais de reconnaître comme étant la solution quelque chose qui donne l’impression de n’être qu’une étape préliminaire vers elle. […] Nous commettons l’erreur d’attendre une explication ; alors qu’une description est la solution de la difficulté, si nous la mettons à la place qui convient dans notre examen. Si nous nous y arrêtons, n’essayons pas d’en sortir pour aller au-delà. La difficulté est là : s’arrêter. [53] » Bouveresse illustre cette idée à l’aide d’une comparaison : « Le problème philosophique ressemble, pourrait-on dire, à un accord dissonant qui attend sa résolution. Mais la résolution ne consiste pas ici à faire entendre quelque chose après. Lorsque la dissonance est correctement décrite, il apparaît que nous étions victimes d’une conception trop étroite de l’harmonie. [54] »

Le volontarisme

Ce qui est exigé ici n’est pas un renoncement de l’intellect, mais un renoncement de la volonté. Ce point délicat mais crucial est clairement exposé dans des pages importantes de La Philosophie chez les autophages qu’il faudrait pouvoir citer in extenso.

« Ce qui caractérise l’attitude de penseurs comme Kraus ou Wittgenstein est précisément la conviction du peu d’intérêt d’une critique purement abstraite, et la décision de faire appel essentiellement à l’énergie et à la volonté individuelles, pour autant qu’elles existent encore. […] Les théoriciens révolutionnaires estiment généralement qu’un changement des hommes ne peut résulter, dans le meilleur des cas, que d’un changement préalable de l’ordre des choses. Les “moralistes” comme Kraus et Wittgenstein ne croient pas que l’homme puisse tirer un parti réel d’un bouleversement de l’ordre des choses s’il n’est pas capable de se changer d’abord ou simultanément lui-même. “Celui-là sera révolutionnaire, qui peut se révolutionner lui-même. [55]” Il faudrait, en tout état de cause, que l’homme devienne meilleur pour que l’amélioration des choses dont il rêve ait des chances d’en être réellement une. Cette tendance volontariste détermine d’un bout à l’autre la conception wittgensteinienne de la philosophie. [56] »

Pour Wittgenstein, « la difficulté ne tient pas du tout à la nécessité d’acquérir une information ou une compétence spéciales, mais à un conflit qui existe presque nécessairement entre ce que l’on a sous les yeux et ce que l’on voudrait voir. “Ce qui rend l’objet difficilement intelligible est – lorsqu’il est significatif et important – non pas qu’une quelconque instruction particulière sur des choses abstruses serait nécessaire à sa compréhension, mais l’opposition entre la compréhension de l’objet et ce que la plupart des hommes veulent voir. De ce fait, ce qui est le plus immédiatement saisissable peut justement devenir plus difficilement compréhensible que n’importe quoi d’autre. Ce n’est pas une difficulté de l’intellect, mais de la volonté, qui doit être surmontée. [57]” La philosophie exige de l’individu un certain renoncement qui, bien qu’il ne le prive, en fait, de rien d’essentiel, peut être extrêmement pénible, “car il peut être aussi difficile de s’abstenir d’utiliser une expression que de retenir ses larmes ou de contenir sa colère [58]”. Et il n’y a aucune raison de supposer que tout le monde est naturellement disposé à consentir ce sacrifice, qui n’a absolument rien de naturel. [59] »

L’alliage de minimalisme et de volontarisme dans lequel elle est forgée donne à la pensée de Wittgenstein une force intellectuelle et morale peu commune. Mais la modestie et les renoncements qu’il implique sont compris par les philosophes « à la française » – ou, plus crûment, ressentis par eux – comme négateurs de ce qu’ils tiennent pour la philosophie et de ce pourquoi ils y tiennent. « Assassins de la philosophie », martèle Deleuze dans les imprécations fameuses contre les « wittgensteiniens » qui concluent ou presque son Abécédaire : « Non, je ne veux pas parler de ça. Pour moi, c’est une catastrophe philosophique, c’est le type même d’une école, c’est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C’est très triste […]. Ils ont foutu un système de terreur (rires), où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c’est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n’y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C’est un danger qui revient, ce n’est pas la première fois […]. C’est grave, surtout qu’ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S’ils l’emportent, alors il y aura un assassinat de la philosophie. C’est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance… (rires). [60] » Qui parle-là ? On peut hésiter : un vieux professeur se lâchant en fin de cours pour amuser la galerie ? un penseur d’avant-garde se révélant in fine plus zélé qu’un Inspecteur général dans la « défense de la philosophie » ? un ignorant et fier de l’être, amalgamant Wittgenstein et une certaine scolastique analytique, que celui-ci n’aimait guère et qui le lui rend bien ? un intellectuel français protégeant le pré carré national « contre des étrangers tous plus ou moins barbares [61] » ? un universitaire de haute volée mais enclin parfois au boniment, soucieux qu’on ne vienne pas regarder de trop près le contenu de certaines de ses petites fioles [62] ? un dictateur spirituel éliminant sans scrupule celui qu’il tient pour un concurrent afin de mieux contrôler son emprise sur ses fidèles ? Ce qui ne trompe pas, en tout cas, et doit être pris très au sérieux, c’est la violence extrême, sidérante, des mots et de l’orateur.

La confrontation manquée

La réaction de Bouveresse est sobre. Il relève, avec une pointe de tristesse, que Deleuze n’a pas lu Wittgenstein, alors que ce dernier « est typiquement un “philosophe de l’immanence” qui a avec lui bien plus d’affinités qu’il ne le croyait [63] ». Plus généralement, il constate que cette ignorance délibérée et ce mépris, déjà presque unanimes dans les années 1960-1970, ont empêché la confrontation qui aurait pu avoir lieu alors entre les avant-gardes françaises et le philosophe viennois. « Si les philosophes français étaient capables de parler et de comprendre la philosophie dans des langages très différents, […] ils auraient depuis longtemps reconnu en Wittgenstein un des philosophes les plus immédiatement accordés aux préoccupations dominantes de l’époque. L’auteur des Recherches philosophiques aura été, en effet, à bien des égards, l’un des théoriciens les plus typiques et les plus radicaux de ce que l’on peut appeler, en utilisant pour une fois un vocabulaire qui n’est pas du tout le sien, la fin de la “métaphysique occidentale”. […] Le travail destructeur de Wittgenstein s’est exercé essentiellement sur un certain nombre de concepts cardinaux qui symbolisent aux yeux de beaucoup la métaphysique elle-même et sa possibilité (c’est-à-dire, désormais, son impossibilité) : ceux de sujet, de signifié transcendantal, d’essence, d’intuition, d’évidence comme présence immédiate et intégrale à la conscience de la chose concernée, et bien entendu ceux de savoir et de vérité. [64] »

Écrivant en 1987 (donc, après le « retour du sujet » dans la philosophie française), Bouveresse juge difficilement compréhensible que, « à une époque où la “critique du sujet ” battait son plein, la contribution, considérée presque partout ailleurs comme classique, que Wittgenstein a apportée à la discussion [ait pu être] aussi systématiquement ignorée. Cela me semble encore aujourd’hui d’autant plus étonnant – ajoute-t-il – que le structuralisme n’a, en réalité, jamais fait ce qu’il prétendait être en train de faire, autrement dit, à la différence de Wittgenstein, n’a jamais produit une analyse et une critique véritables de la notion à laquelle il était supposé s’attaquer. À cet étonnement est venu s’ajouter dernièrement celui de voir que le retour (prévisible) du sujet sur la scène philosophique s’effectue également sans que la critique la plus profonde que le mode de pensée cartésien (au sens le plus large du terme) ait probablement jamais eu à affronter (je veux dire, celle de Wittgenstein) soit simplement mentionnée. [65] » Ce que Bouveresse aurait souhaité voir se produire, ce ne sont pas des « mises en relation » académiques et un peu iréniques telles qu’on peut en trouver maintenant sous des titres du genre « Wittgenstein et X (au choix : Derrida, Heidegger, Foucault, etc.) », mais une authentique confrontation philosophique entre des styles de pensée profondément différents, et même antagonistes, sur des thèmes et des problèmes qui leur étaient communs.

Le philosophe inventeur

Bouveresse ne doute pas que le style wittgensteinien l’aurait emporté. Pas seulement parce que le minimalisme et l’ascétisme de celui-ci permettent, à son avis, un travail plus effectif et un questionnement plus radical que la dramatisation et l’héroïsation des idées « à la française ». Mais aussi parce qu’ils ouvrent l’espace intellectuel à une imagination conceptuelle beaucoup plus libre et plus inventive. Les avant-gardes philosophiques ont tendance à oublier « à quel point il faut être dans certains cas imaginatif et inventif simplement pour reconnaître et faire reconnaître une erreur ou une illusion, surtout quand elles sont particulièrement séduisantes et même fascinantes. Il n’y a donc rien, dans la posture critique elle-même, qui autorise à l’associer, comme on le fait si souvent, au négativisme, à l’impuissance et à l’absence de créativité. Wittgenstein est certainement le dernier philosophe qui pourrait donner, à la lecture, l’impression de manquer d’imagination ou d’invention. Cela n’a rien d’étonnant parce qu’il faut généralement beaucoup plus d’imagination, et une imagination beaucoup plus libérée et hétérodoxe, pour rendre perceptible et évident le non-sens philosophique que pour le produire [66] ».

S’appuyant sur une distinction proposée par Joachim Schulte entre les philosophes découvreurs (qui cherchent l’absolu, l’objectif et l’exhaustif) et les philosophes inventeurs, Bouveresse range sans hésiter Wittgenstein parmi les seconds. « La “seconde” philosophie de Wittgenstein n’est, en un certain sens, rien d’autre qu’une réhabilitation passionnée du provisoire contre le définitif, du divers contre l’un, de l’indétermination contre l’exactitude, des transitions graduelles contre les oppositions tranchées […] et, d’une manière générale, des réalités “civiles” multiples et complexes contre les idéaux transcendants. [67] » Pour lui, en outre, « les questions philosophiques ne sont pas découvertes, mais inventées. Le mérite principal d’un philosophe créateur est de faire exister un problème là où il n’y en avait pas. […] Le philosophe inventeur ne se sent pas tenu de considérer comme importantes les questions philosophiques qui l’ont été jusqu’à présent. Il ne cherche pas à reprendre et à résoudre les problèmes de ses prédécesseurs. Il cherche à résoudre ses problèmes. […] Les questions que se pose à un moment donné un philosophe peuvent très bien être oubliées ensuite au profit d’autres questions et l’être, du reste, à cause de changements extérieurs à la philosophie et pour des raisons indépendantes de ce qu’elle a pu ou n’a pas pu faire pour les résoudre. Tout comme les jeux de langage eux-mêmes, les problèmes philosophiques sont affectés d’une contingence et d’une imprévisibilité foncière [68] ».

Le « réaliste » ascétique

L’exemplarité de Wittgenstein ne réside pas uniquement, aux yeux de Bouveresse, dans l’intégrité de son engagement face aux problèmes philosophiques et dans son inventivité conceptuelle. Elle est aussi, et inséparablement, dans la manière dont il a conduit sa vie et dans son attitude face au monde. Pas plus là qu’ailleurs Bouveresse n’a cherché à l’imiter ni ne l’approuve en tout point. Sur certaines idées importantes et jusque dans sa démarche, il est souvent bien loin de Wittgenstein. Et il y a, dans sa pensée et dans son existence, d’autres figures qui comptent au moins autant que Wittgenstein – le romancier et essayiste Robert Musil, avant tout, mais aussi le mathématicien, physicien et philosophe Ludwig Boltzmann, entre autres – et dont certains traits intellectuels et moraux sont opposés à ceux du philosophe viennois. Mais les choix d’existence de Wittgenstein n’en ont pas moins pour Bouveresse une forte résonance, comme en témoigne le beau portrait qu’on va lire. L’interrogation qui le sous-tend est analogue à celle posée au début de cet article dans l’ordre théorique. On demandait : sous quelles conditions et selon quelles méthodes peut être menée une activité intellectuelle qui soit à la fois suffisamment appropriée à l’état des sciences, de la culture et de la société contemporaines pour être exercée avec honnêteté, et suffisamment parente des philosophies du passé pour en conserver le nom ? La question est maintenant : comment une vie peut-elle ressembler suffisamment à celles des philosophes du passé pour mériter le nom de « philosophique », sans jamais sombrer dans la grandiloquence et le décorum, ni tricher avec l’époque ?

« La manière dont Wittgenstein a réglé la question de ses relations avec le monde contemporain a été aussi “business-like” qu’il aurait voulu que sa technique philosophique le fût. “La crainte respectueuse qu’il inspirait à ceux qui le connaissaient, écrit Fania Pascal, était due à la liberté qu’il avait acquise et aux moyens qu’il utilisait pour se rendre libre et préserver sa liberté. Il s’est simplement défait de toutes les choses qui alimentent et développent les troubles et les complexes mentaux : richesse, famille, communauté et liens nationaux étroits. Il a renoncé à essayer de s’adapter autrement que sous la forme la plus superficielle aux modes de vie, aux coutumes, aux courants existants. Il a rejeté tout ce qui était inessentiel et trivial, toutes les choses matérielles qui contribuent au confort et à la facilité, tout faux-semblant et toute concession (bien qu’il se soit permis à l’occasion un film ou ait pu lire un roman policier). [69]

« Cette façon de faire est celle d’un homme qui ne considère pas le monde environnant comme quelque chose qui peut et doit être absolument transformé et amélioré, mais le rejette plutôt dans la catégorie des impedimenta dont il convient de s’accommoder en limitant la gêne au maximum (“Dans la vie, il ne faut pas s’encombrer”). Ce qui importe avant tout est de définir clairement sa position par rapport au monde, ce qu’on exige et ce qu’on en attend, ce qu’on est disposé à lui concéder, etc. N’exiger et ne concéder que le strict nécessaire est le genre de solution que les philosophies militantes n’apprécient généralement pas beaucoup, parce qu’elles ont tendance à identifier ce que la tradition appelait la “sagesse” avec une forme de passivité, de résignation ou d’indifférence. Mais, bien qu’il soit devenu un peu ridicule de demander à un intellectuel un minimum de concordance entre les déclarations et les actes et une quelconque exemplarité au niveau du comportement personnel, la liberté de Wittgenstein et la manière dont il l’a conquise et préservée constituent certainement l’un des éléments qui, après avoir contribué à en faire de son vivant une figure plus ou moins légendaire, ont toutes les chances de rendre sa conception de la philosophie et de la clarté philosophique de plus en plus exemplaire et actuelle pour l’homme d’aujourd’hui. Il est certainement le dernier des grands philosophes dont le “réalisme” ascétique, distant et implacablement ironique, évoque de près l’attitude de certains sages de l’Antiquité qui sont venus à bout des problèmes que le monde leur posait en adoptant la solution la plus radicale et la plus expéditive, celle qui consiste à n’accepter que le minimum de dépendance et à essayer d’acquérir le maximum de liberté par rapport aux besoins et satisfactions imposées.

« Il y a des penseurs que nous admirons à cause de l’énergie avec laquelle ils ont cherché à transformer le monde. Il y en a d’autres devant lesquels nous nous inclinons à cause de la clarté, de la netteté et de la simplicité avec lesquelles ils manifestent leur supériorité par rapport au monde, tel qu’il est. […] Wittgenstein n’exigeait certainement pas de tous ceux qui choisissent de consacrer leur vie à la philosophie qu’ils parviennent à une forme de liberté aussi complète que la sienne. Mais, puisque la philosophie devait être, selon lui, avant tout, un travail sur soi-même, il n’acceptait manifestement pas qu’elle reste, pour celui qui décide de la pratiquer, une chose purement spéculative et ne modifie pas sérieusement sa façon d’aborder les questions importantes de la vie quotidienne. Il n’est guère surprenant, dans ces conditions, qu’il ait détesté à ce point le milieu des philosophes professionnels et la vie universitaire en général. [70] »

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Cet article a été initialement publié dans Agone n°48, avril 2012, « La philosophie malgré eux ».

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[1]. « Ce livre ne sera peut-être compris que par qui aura déjà pensé lui-même les pensées qui s’y trouvent exprimées – ou du moins des pensées semblables. » (Wittgenstein, Tractatus, Gallimard, 1993, p. 31)

[2]. Jacques Bouveresse, Le Philosophe et le Réel, entretiens avec Jean-Jacques Rosat, Hachette, 1998, p. 113.

[3]. Jacques Bouveresse, La Rime et la Raison, Minuit, 1973, p. 7-8.

[4]Ibid., p. 27.

[5]. Lire par exemple François Cusset, French Theory, La Découverte, 2003 ; Patrice Maniglier (dir.), Le Moment philosophique des années 1960 en France, PUF, 2011.

[6]. Le Philosophe et le Réel, op. cit., p. 106.

[7]. Jacques Bouveresse, Le Mythe de l’intériorité, Minuit, 2nde éd., 1987, p. 22.

[8]. Jacques Bouveresse, Essais III, Wittgenstein et les sortilèges du langage, Agone, 2003, p. xiv.

[9]. Cette antiphilosophie de philosophes est ainsi radicalement différente de celle d’un antiphilosophe comme Paul Valéry, même si celui-ci a, d’une certaine manière, sa « philosophie » (Jacques Bouveresse, « La philosophie d’un antiphilosophe : Paul Valéry », Essais IV, Pourquoi pas des philosophes, Agone, 2004).

[10]. Jacques Bouveresse, La Parole malheureuse, Minuit, 1971, p. 17.

[11]. Le Philosophe et le Réel, op. cit., p. 108.

[12]. Ibid., p. 93.

[13]. Essais III, op. cit., p. xix.

[14]. Wittgenstein, Les Cours de Cambridge 1930-1932, TER, 1988, p. 21/24.

[15]. Essais III, op. cit., p. x.

[16]Ibid.

[17]Ibid.

[18]. Les Cours de Cambridge 1930-1932, op. cit., p. 21/24.

[19]. Gasking & Jackson, « Wittgenstein as a Teacher » in K.T. Fann, (dir.), Ludwig Wittgenstein : The Man and His Philosophy, New York, Dell Publishing, 1967, p. 52-53 ; cité dans La Rime et la Raison, op. cit., p. 232-233.

[20]. La Rime et la Raison, op. cit., p. 8.

[21]. Le Philosophe et le Réel, op. cit., p. 101.

[22]. « Sur quelques conséquences indésirables du pragmatisme » (1992), in Jacques Bouveresse, Essais IV, Pourquoi pas des philosophes ?, Agone, 2004, p. 216.

[23]. « Wittgenstein, le langage et la philosophie » (1992), Essais III, op. cit., p. 79.

[24]. Richard Rorty, Essais sur Heidegger et autres écrits, PUF, 1995, p. 169 ; cité dans Essais IV, op. cit., p. 216.

[25]. Essais IV, op. cit., p. 216.

[26]. « Largement », et non pas « exclusivement » comme le soutenait Wittgenstein. Bouveresse est ici en net désaccord avec lui. Sa chaire au Collège de France s’intitulait « Philosophie du langage et de la connaissance ».

[27]. « Langage ordinaire et philosophie », La Parole malheureuse, op. cit., p. 301-302.

[28]. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 111 ; cité dans La Parole malheureuse, op. cit., p. 304.

[29]. Essais III, op. cit., p. xi & xvi.

[30]. Jacques Bouveresse, Le Philosophe chez les autophages, Minuit, 1984, p. 148-149.

[31]. La Parole malheureuse, op. cit., p. 333-334.

[32]. Le Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 25.

[33]Ibid., p. 148-149.

[34]Ibid., op. cit., p. 25.

[35]. Les « avant-gardistes » préfèrent s’en prendre encore aujourd’hui au superficiel La Pensée 68, de Luc Ferry et Alain Renault, paru quelques mois plus tard (Gallimard, 1985), qui passe à côté de la question.

[36]. Le Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 148-149.

[37]Ibid., p. 150 (la citation est tirée de Peter Sloterdijk, Kritik der zynischen Vernunft, Suhrkamp, 1983, vol. I, p. 9).

[38]Ibid. p. 151 (la citation est tirée de Wittgenstein, Remarques mêlées, Flammarion–GF, 2002, p. 44/106).

[39]. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 123.

[40]. Wittgenstein, Remarques sur les couleurs, I, § 15.

[41]. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 16/71.

[42]. La Rime et la Raison, op. cit., p. 31.

[43]La Philosophie chez les autophages, op. cit., p. 152-153 (la citation est tirée de Stanley Cavell, The Claim of Reason, Oxford UP, 1979, p. 175 ; Les Voix de la raison, Le Seuil, 1996, p. 268).

[44]. Le Philosophee chez les autophages, op. cit., p. 157.

[45]. Essais III, op. cit., p. 9.

[46]. Le Mythe de l’intériorité, op. cit., p. 22.

[47]. Le Philosophe et le Réel, op. cit., p. 109-110.

[48]Ibid., p. 111.

[49]Essais III, op. cit., p. 9 (la citation est tirée de Wittgenstein, Fiches, Gallimard, 2008, § 455).

[50]. La Rime et la Raison, op. cit., p. 7.

[51]. Le Mythe de l’intériorité, op. cit., p. 706.

[52]Ibid., p. 31-32.

[53]. Wittgenstein, Fiches, § 314.

[54]. La Parole malheureuse, op. cit., p. 316.

[55]. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 45/107.

[56]. Le Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 162-163.

[57]. Wittgenstein, Remarques mêlées, op. cit., p. 17/72.

[58]. Cité par Anthony Kenny, « Wittgenstein on the Nature of Philosophy », in Brian McGuinness (dir.), Wittgenstein and his Times, Chicago UP, 1982, p. 16.

[59]. Le Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 164.

[60]L’abécédaire de Gilles Deleuze, film de Pierre-André Boutang et Michel Pamart (1988), « W comme Wittgenstein ».

[61]. Georges Brassens, « Ballade des gens qui sont nés quelque part ».

[62]. Dans Impostures intellectuelles (Odile Jacob, 1997), Sokal et Bricmont consacrent un chapitre à Deleuze dont ils épinglent l’usage pour le moins tape-à-l’œil et non maitrisé de quelques concepts et théories mathématiques.

[63]. Le philosophe et le réel, op. cit., p. 116-117.

[64]Le Mythe de l’intériorité, op. cit., « avant-propos » de la seconde édition (1987), p. 20.

[65]Ibid., p. 9-10.

[66]. Essais III, op. cit., p. 59.

[67]. La Rime et la Raison, op. cit., p. 31.

[68]Essais III, op. cit., p. xiii, xviii & xvi-xvii.

[69]. Fania Pascal, « Wittgenstein, A personal Memoir », in Rush Rhees (dir.), Recollections of Wittgenstein, Oxford UP, p. 60.

[70]. Le Philosophe chez les autophages, op. cit., p. 165-167.