Rationalité, vérité & démocratie

La religion, la vérité et les raisons de croire

La religion, la vérité et les raisons de croire

On doit toujours, nous dit Russell, faire en sorte que les raisons de la croyance puissent être reconnues comme étant également des raisons de la vérité de la proposition concernée, et non des raisons ou des causes d’une autre nature. Il lui arrive même de suggérer que ce qui fait la différence entre les croyances scientifiques et les autres (en particulier entre elles et les croyances religieuses) est essentiellement qu’elles respectent le principe indiqué, alors que les autres ne le font pas : « Une opinion scientifique est une opinion qu’il y a une raison de croire vraie ; une opinion non scientifique est une opinion qui est défendue pour une raison autre que sa vérité probable. »

Dans une conférence de 1945, intitulée « Apologétique chrétienne », qui s’adresse, comme une sorte de rappel à l’ordre, à une assemblée de prêtres anglicans et de leaders des organisations de jeunesse, C.S. Lewis déclare : « La grande difficulté est d’amener les auditoires modernes à se rendre compte que vous prêchez le christianisme uniquement et simplement parce qu’il se trouve que vous pensez qu’il est vrai ; ils supposent toujours que vous le prêchez parce que vous l’aimez ou pensez qu’il est bon pour la société, ou quelque chose de ce genre. Or une distinction clairement maintenue entre ce que la Foi dit réellement et ce que vous aimeriez qu’elle ait dit, ou ce que vous comprenez ou trouvez personnellement salutaire ou considérez comme probable, force votre auditoire à se rendre compte que vous êtes lié à vos données exactement comme le scientifique est lié par les résultats des expériences ; que vous ne dites pas simplement ce que vous aimez. Cela les aide immédiatement à se rendre compte que ce qui est discuté est une question portant sur un fait objectif – et non du verbiage à propos d’idéaux et de point de vue. »

Nietzsche, lui, rappelle avec force que, si c’est bien la vérité que nous voulons pour la croyance, nous devons demander des preuves qui soient réellement des preuves de la vérité, et non d’autre chose, par exemple d’agréments ou de bénéfices divers que nous pouvons espérer obtenir de la croyance. Rien ne l’empêche, par conséquent, de se retrouver momentanément du même côté que les philosophes qui, comme Russell ou Lewis, défendent des positions « évidentialistes », quand il invoque comme un argument essentiel contre la croyance religieuse, et en particulier contre le christianisme, l’insensibilité presque complète à la question de la vérité et de la fausseté qu’ils réussissent à développer chez leurs défenseurs.

On a retenu généralement avant tout de son attaque contre le christianisme qu’il le considérait comme étant essentiellement l’expression du ressentiment et de l’esprit de vengeance des faibles et des ratés, en négligeant probablement un peu trop le fait qu’un des indices les plus révélateurs auxquels on peut reconnaître et mesurer la faiblesse est justement, selon lui, l’incapacité de discerner et d’accepter la vérité : « Le croyant n’est pas libre d’avoir une conscience pour la question “vrai” et “non vrai” en général : être probe à cet endroit serait immédiatement sa ruine. » Le christianisme est, pour Nietzsche, par essence un ennemi mortel de tout ce qui est grand, noble, fort, courageux, etc. Mais c’est précisément ce qui peut faire de lui également un négateur de la réalité et un ennemi de la vérité. Il est décrit, dans L’Antéchrist, comme une religion « qui n’est en aucun point en contact avec la réalité, qui tombe immédiatement dès que l’on fait droit à la réalité en un seul point » et qui ne peut pas ne pas se comporter comme une adversaire impitoyable de tout ce que l’humanité a réussi à savoir.

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Jacques Bouveresse a donné une première version de cette conférence en juin 2011 au Collège de France dans un colloque international organisé par Claudine Tiercelin sur « L’épistémologie du désaccord ».

Cette version a été publiée en 2013, sous le titre « Raison et religion. En quoi consiste le désaccord et peut-il être traité de façon « rationnelle » ? » dans Jacques Bouveresse, À temps et à contretemps, Publications (numériques) du Collège de France, 2013 :

http://books.openedition.org/cdf/2034

La version définitive publiée ici sous un nouveau titre est considérablement augmentée, notamment d’un long développement sur Nietzsche et L’Antéchrist, qui en constitue la 3ème partie : « Nietzsche, la “preuve de force” et la “preuve de vérité” de la foi ».