Rationalité, vérité & démocratie

Peut-on expliquer et évaluer les révolutions d’un point de vue rationaliste ? — Une introduction aux idées de Barrington Moore

D’une attitude intellectuelle rationnelle et séculière face à l’histoire et à la politique

Quand le sentiment d’injustice conduit-il à la révolte ? Les leçons de la révolution allemande

Barrington Moore (1913-2005) est principalement connu aujourd’hui comme l’auteur de Social Origins of Dictatorship and Democracy. Lord and Peasant in the Making of the Modern World (1966), un livre fondateur de la sociologie historique comparative, et devenu un classique. Il a également publié en 1978 Injustice. The Social Bases of Obedience and Revolt. Écrites comme en marge de ces deux gros ouvrages, ses Reflections on The Causes of Human Misery (1972) condensent principes méthodologiques, idées scientifiques, et réflexions morales et politiques. Issu de la tradition libérale américaine, Moore a été pendant de longues années un ami très proche et un interlocuteur privilégié de Marcuse, sans jamais rien masquer de leurs désaccords fondamentaux. Mais, observe-t-il en ouverture de ses Reflections, « en écrivant ce livre, j’ai pris conscience d’un courant souterrain de ressemblance entre l’attitude qu’il adopte à l’égard des institutions libérales et celle de certains socialistes insatisfaits du fonctionnement et des réalisations de la société soviétique. Cette convergence inclut même un certain partage des idéaux ».

Les deux études ici réunies veulent être une introduction à ses idées, qui sont très peu connues en France.

La première s’appuie sur les Reflections on The Causes of Human Misery. Dans ce livre, Moore soutient que « l’opposition universelle à la souffrance humaine constitue un point de vue qui à la fois transcende et unit les époques différentes et les cultures différentes ». Cette opposition universelle à la misère est ainsi pour lui le point de vue à partir duquel il est possible, à l’encontre des interdits relativistes et postmodernistes, de considérer rationnellement et objectivement l’histoire et la politique, et de confronter entre elles les idées libérales, socialistes et anarchistes.

La seconde étude s’appuie sur Injustice. Ce livre s’ouvre sur la question suivante : « Dans quelles circonstances les êtres humains ont-ils accepté, ou parfois choisi, des vies marquées par la misère et l’oppression ? Et dans quelles circonstances les gens en sont-ils arrivés à un rejet moral de la misère, en embrassant des formes de comportement nouvelles pour eux dans leurs efforts pour résister et changer l’ordre social ? » Pour y tenter d’y répondre, Moore cherche des bases empiriques dans l’histoire des révoltes et des défaites de la classe ouvrière allemande entre 1848 et 1920, à laquelle il consacre une étude longue et très fouillée. Sa question est alors : « Dans quelles circonstances les ouvriers allemands ont-ils alterné entre obéissance et révolte ? » Dans les derniers chapitres, il élargit sa perspective, historiquement et politiquement, et sa question devient : « Durant la seconde moitié du xixe siècle et pendant tout le xxe, quelles relations les ouvriers ordinaires, ont-ils entretenues avec les révolutions engagées en leur nom et auxquelles ils ont, pour un certain nombre d’entre eux au moins, activement participé ? »

Ces deux livres sont, comme toute l’œuvre de Moore, la défense et l’illustration d’une approche rigoureusement empiriste, rationaliste et séculière du changement social et de la politique, qui tourne résolument le dos à toute philosophie de l’histoire. Comme Moore le constate à regret, « la plupart des efforts accomplis pour rendre à la critique rationaliste sa légitimité » dans le domaine de l’histoire et de la politique aboutissent aujourd’hui en réalité à « une capitulation de la rationalité et un retour à des conceptions religieuses ou quasi-religieuses. Même les efforts des néo-marxistes ou des hégéliens séculiers ne me paraissent pas exempts de cette capitulation. Dans tous ces efforts, le trait fondamental est une tentative pour dériver une idée de but pour la vie humaine et pour la société en la reliant d’une certaine manière avec la structure de l’histoire ou de l’univers. Même si nous pouvons être d’accord quant à l’existence de certaines tendances historiques, comme par exemple le contrôle toujours croissant sur le monde physique, ce fait en lui-même et par lui-même n’est porteur d’aucune obligation pour nous de l’approuver ou de le désapprouver, de combattre pour ou contre lui. La tentative de dériver la légitimité d’un système de valeurs à partir d’une source externe aux êtres humains vivants – et l’histoire est externe dans la mesure où le passé nous confronte à un monde que nous n’avons jamais construit – me semble à la fois condamnée à la frustration et non nécessaire. Elle est condamnée à la frustration parce qu’aucune alternative à la rationalité, aucun appel à la foi sous quelque déguisement que ce soit, ne peut au bout du compte résister aux effets corrosifs de l’enquête rationnelle. Cela restera vrai même si la conception séculière devait connaître une éclipse plus que partielle pendant de longues années. En outre, le moment n’est-il pas venu de jeter aux orties la béquille métaphysique et de marcher sur nos deux jambes ? Plutôt que de tenter de faire revivre une ontologie et une épistémologie douteuses, il me paraît urgent pour nous de reconnaître que Dieu et ses substituts métaphysiques sont morts et d’apprendre à tirer les conséquences. »