Rationalité, vérité & démocratie

Karl Kraus en 2014. Trois interventions

Karl Kraus, un auteur d’avenir. Un entretien avec Gerald Stieg

Le « Carnaval tragique » (1914-1918)

Le chef d’oeuvre submergé du théâtre du vingtième siècle

« Kraus n’était pas philosophe, et je ne pense pas que l’on puisse s’en servir beaucoup pour discuter des problèmes philosophiques, au sens étroit, écrit Jacques Bouveresse. Mais je ne crois pas non plus que la critique sociale et politique, celle de la culture ou celle de la presse soient aussi éloignées de la philosophie proprement dite qu’on le croit le plus souvent, et sur des questions de cette sorte il y a énormément à apprendre de Kraus. J’ai en tout cas appris moi-même énormément de lui. On peut remarquer, du reste, qu’il a exercé bel et bien une certaine influence sur des philosophes comme Adorno et Horkheimer et, bien que cet aspect soit rarement mentionné, sur l’École de Francfort en général. […] Je suis convaincu qu’une distance critique et une certaine ironie à l’égard des prétentions de la raison elle-même constituent un des ingrédients nécessaires du rationalisme, et peut-être la protection la plus sûre contre le risque de le voir devenir dogmatique, rigide et répressif – un reproche qui est devenu à un moment donné une complainte presque rituelle que l’on s’est senti obligé de réciter à chaque occasion contre lui. Cela dit, si Lichtenberg et Musil sont incontestablement des rationalistes, on peut hésiter nettement plus à dire la même chose de Kraus et de Wittgenstein, même s’il est incontestable que tous les deux, au moment de l’arrivée au pouvoir des nazis, se sont comportés (à la différence de Heidegger) typiquement comme des défenseurs de la raison, et ont refusé catégoriquement ce que Kraus a perçu comme la demande inacceptable du sacrifice de l’intellect rationnel et finalement de l’intellect tout court. »

Sont réunis dans cet opuscule un entretien, un essai et une conférence que Jacques Bouveresse a écrits sur le satiriste et dramaturge autrichien entre mai et novembre 2014.

« Karl Kraus, un auteur d’avenir ». Dans cet entretien avec Gerald Stieg, Bouveresse explique ce quun rationalisme averti, et donc ironique « à l’égard des prétentions de la raison elle-même », peut apprendre du satiriste viennois, et notamment de sa critique du langage et la corruption du langage. « Parler et penser sont une seule et même chose, écrit Kraus, et les Schmocks parlent de façon aussi corrompue qu’ils pensent ; et écrivent – c’est ainsi, ont-ils appris, que cela doit être – comme ils parlent. » Cet entretien a paru initialement dans un numéro de la revue Europe consacré largement à Kraus (mai 2014).

« Le “Carnaval tragique” (1914-1918). Les Derniers Jours de l’humanité de Karl Kraus ». L’auteur, écrit Bouveresse, « a présenté lui-même la pièce comme ce que l’on peut appeler, au sens propre du terme, une “tragédie documentaire, dans laquelle presque rien, ni les événements, ni les personnages, ni les dialogues, n’a eu besoin d’être inventé : “Ce drame, dont la représentation, mesurée en temps terrestre, s’étendrait sur une dizaine de soirées, est conçu pour un théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci n’y résisteraient pas. Car il est fait du sang de leur sang, et son contenu est arraché à ces années irréelles, impensables, inimaginables pour un esprit éveillé, inaccessibles au souvenir et conservées seulement dans un rêve sanglant, années durant lesquelles des personnages d’opérette ont joué la tragédie de l’humanité. L’action éclatée en centaines de tableaux ouvre sur des centaines d’enfers ; elle est, elle aussi, impossible, dévastée, dépourvue de héros. […] Les faits les plus invraisemblables reproduits ici se sont réellement produits ; j’ai peint ce qu’eux, simplement, ont fait. Les conversations les plus invraisemblables menées ici ont été tenues mot pour mot ; les inventions les plus criardes sont des citations. Des phrases dont l’extravagance est inscrite à jamais dans nos oreilles deviennent chant de vie. Le document prend figure ; les récits prennent vie sous forme de personnages, les personnages dépérissent sous forme d’éditorial ; la chronique a reçu une bouche qui la profère en monologues ; de grandes phrases sont plantées sur deux jambes – bien des hommes n’en ont plus qu’une.” » Une version très abrégée de cet essai a paru sous le même titre dans Le monde diplomatique (novembre 2014).

« Le chef d’œuvre submergé du théâtre du vingtième siècle. Avant une Lecture de scènes des Derniers Jours de l’humanité ». Cette conférence a été donnée au Goethe Institut à Paris, en ouverture d’une soirée au cours de laquelle l’acteur Denis Podalydès a lu et joué diverses scènes de la pièce (10 novembre 2014), incarnant tour à tour et presque simultanément quelques-uns de ses innombrables personnages. « Quiconque a lu Les Derniers Jours de l’humanité, écrit Bouveresse, peut difficilement résister au sentiment que, comme le dit Edward Timms (le biographe anglais de Kraus), ce n’est certainement pas un drame conçu pour le silence de la page imprimée, et également à la conclusion qu’il s’agit véritablement d’une œuvre d’une puissance théâtrale à tous égards extraordinaire » – un sentiment que partagent ceux qui ont eu la chance d’assister à cette soirée.